Les pages d'histoire du 36e régiment d'infanterie

25 avr. 2008

Tragique loterie

"Les obus (...) nous assaillirent à coups pressés, bien réglés sur nous, ne tombant pas à plus de cinquante mètres. Parfois si près qu'ils nous recouvraient de terre et que nous respirions leur fumée. Les hommes qui riaient ne furent plus qu'un gibier traqué, des animaux sans dignité dont la carcasse n'agissait que par l'instinct. Je vis mes camarades pâles, les yeux fous, se bousculer et s'amonceler pour ne pas être frappés seuls, secoués comme des pantins par les sursauts de la peur, étreignant le sol et s'y enfouissant le visage. (...) Nos nerfs se contractaient avec des brûlures d'entrailles et plus d'un se crut blessé et ressentit, jusqu'au cœur, la déchirure terrible que sa chair imaginait à force de la redouter." (La Peur, Gabriel Chevallier, Le Livre Club du Libraire, 1960)

Le séjour du 36e dans les bois de Beaumarais a peut-être été "un bon filon" pour le régiment, il ne fut pas pour autant une sinécure. De janvier à mai 15, les duels d'artillerie du côté français comme du côté allemand ne cessèrent pratiquement jamais. Chaque jour, au 75 mm français répondait le 77 allemand, et l'on s'échangeait alternativement du 105, du 150, voire du 210 ou du "très gros calibre" en quantités variables – 3 obus un jour, puis une centaine le lendemain. Côté français, tous les secteurs furent touchés par cette constante canonnade : les trois lignes de tranchées forestières, le mont Hermel, la cote 120, le petit village de Pontavert, la ferme du Temple, etc., quant l'arrosage ne s'abattait pas au hasard d'une patrouille aperçue ou sur des travailleurs réparant les tranchées.
Le monument du 36e RI (photo : la partie sud de l'obélisque), placé en bordure de route reliant Pontavert à Craonne, est donc en grande partie le récit d'une tragique loterie, longue de quatre mois, émaillée de multiples drames. Gabriel Lemaire, Georges Leboucher, Gaston Helie, Jean Duval, Edouard Bedouin, Hippolyte Jeanne, Adolphe Palfray, pour n'en citer que quelques-uns, furent ainsi les victimes "ordinaires" de cette guerre d'artilleurs. Clarius Huguenet et Edmond Leperruquier trouvèrent la mort alors qu'ils rentraient d'une corvée aux cuisines. Le sergent Aberlard Molle fut blessé mortellement alors qu'il déjeunait avec quelques compagnons. Albert Beaufils mourut asphyxié dans son abri écrasé par du 150 mm. Louis Franchet et Pierre Robert perdirent la vie dans un bombardement à Chaudardes...
L'artillerie française ne fut pas en reste dans ce sinistre inventaire et s'illustra par son efficience. Le 22 janvier, les observateurs du mont Hermel entendent lors d'un bombardement de Craonne "de nombreux cris de terreur poussés par les Allemands". Le lendemain, lors d'un tir sur une tranchée en bordure du bois de Chevreux, l'observateur voit cinq ou six soldats "sauter en l'air". Le 18 mars, après une canonnade de la lisière de Craonne, des postes avancés distinguent de nombreux "cris de douleur"...
Aujourd'hui, les bois de Beaumarais résonnent tout au plus du bruit des bûcherons qui débitent des grumes. Lorsqu'ils ont cessé leur activité, on distingue le bruissement des voitures rejoignant Corbény à vive alllure. Et le silence se réinstalle.

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