
Heureuse invite que m’a lancée mon ami Jérôme, l'animateur de ce blog, un jour de la fin août 2009. Il me dit : "Réserve ta journée du 12 septembre nous partons pour le camp de Suippes." A nos âges ce n’est pas pour être mobilisés, ni nous engager, mais pour effectuer un voyage de mémoire. Mon camarade, féru de la guerre de 14-18 et d’un certain 36e régiment d'infanterie, sait qu’un de mes grands oncles, Jean Antoine Joseph, soldat du 14e régiment d'infanterie, qu’on prénommait Antoine et qui était le frère aîné de mon grand-père Eugène est décédé le 24 décembre 1914 à Perthes-Les-Hurlus.
Perthes-Les-Hurlus ? Sur une carte de France cette minuscule commune fait aujourd’hui partie des villages détruits pendant la Première guerre mondiale dans ce coin stratégique de la Champagne. Au nord de Suippes, avant la terrible guerre des orages d’acier (je rends volontairement hommage au roman d’Ernst Jünger) de charmants hameaux abritaient des villageois au cœur de forêts de sapins, d’érables et d’aubépines poussant sur une terre de craie comme je n’en avais encore jamais vue : Hurlus, Mesnil-les-Hurlus, Ripont, Tahure et Perthes-les-Hurlus, justement. De ces villages détruits que nul ne peut traverser sans l’autorisation de l’armée (ils sont inclus dans une zone rouge qui forme le camp de Suippes), il reste donc des bribes de mémoire : objets de cuisine rouillés à même le sol, stèles éclatées, briques rouges de murs affaissés - l’armée qui contrôle le site, le protège également de tout vandalisme. Perthes-Les-Hurlus, à 165 mètres de hauteur a, dit l’Histoire, été incendiée par les Huns en 451. En septembre 1914, le village sera évacué puis anéanti par une autre armée. Sinistre boucle de l’Histoire.


"Le deuxième bataillon soumis dans les tranchées conquises à un feu très violent d’artillerie et d’infanterie fait des pertes assez sérieuses", lit-on de manière laconique et lapidaire dans le journal de marche, à la date du 24 décembre. Ce jour-là, Antoine, matricule 5459, est tué aux côtés de Gabriel Chazaud, capitaine, Adolphe Peyre, sergent et de six autres compagnons d’armes : Joseph Sinègre, Hébert Timbal, Auguste Escoubes, Léonard Madureau, Jules Maupas et Jean Laborde (j’espère que j’orthographie bien leurs noms car je déchiffre les textes laissés à la plume sergent-major par un zélé greffier de l’armée dans les journaux de bord de l’époque).
Antoine aurait donc franchi les lignes ennemies. Sur des photos en noir et blanc du 14e RI où je cherche en vain son sourire, je ne vois pas des guerriers, je vois des gosses. Des gosses de 21 ans comme Antoine qui portaient au début de la guerre un pantalon garance et un képi de même teinte revêtu d’un "camouflage" de couleur bleue pour aller au front (il faudra attendre mi-septembre 1915 pour que le casque Adrian équipe les soldats). Je ne sais pas si Antoine a été touché à la tête, au cœur, aux jambes. Je ne sais pas.

Aujourd’hui, en 2009, cette nécropole parfaitement entretenue semble étrangement apaisée. Le lieu est même apaisant. Je pense qu’une nécropole militaire est un sanctuaire de la jeunesse foudroyée, quand les cimetières civils sont généralement la dernière demeure de la vieillesse. Derrière des larmes, au-delà du sang, je vois des sourires de gosses. Antoine aurait eu 116 ans le 19 septembre 2009. Nous persistons à voir les anciens comme des vieux alors qu’ils étaient notre jeunesse et notre avenir… Ne l’oublions pas.
Gabriel Joseph-Dezaize (gabriel.joseph-dezaize@wanadoo.fr)
Paris, le 17 septembre 2009
(Merci à l’Armée d’avoir ouvert exceptionnellement le camp de Suippes au public le 12 septembre 2009.)
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