
Dans l'écume des récits, photos et rapports sur le 36e RI, il n'est pas rare de découvrir au fil des pages un têtu, une forte tête, une silhouette de l'étoffe d'un Sulphart, pour reprendre l'inimitable personnage décrit par Dorgelès dans Les Croix de Bois. Le gars Ticos, de la 10e compagnie, était ainsi "un type peu ordinaire", s'il faut en croire une petite note écrite par Fernand Le Bailly dans son album. L'adjudant Kühn (un Saxon qui venait de la Légion étrangère raconte Jean Hugo dans ses mémoires), à la 4e compagnie, avait lui aussi tout d'un drôle d'énergumène : "Recouvert d'une peau de bique blanche, il emmenait ses hommes au pas cadencé jusqu'aux fils de fer ennemis, interpellait les Allemands en allemand et commandait un feu de salve, puis ramenait sa patrouille en bon ordre comme il était venu." (Hugo).
Mais dans les bois de Beaumarais, Lagardère se distingue particulièrement. Cabochard, l'homme a rejoint le rang des frondeurs, de ceux qui refusent de "se faire emmerder" par les gradés. Sa hiérarchie le tient à l'oeil. Tant et si bien qu'il finit par rentrer dans le rang. Dans un compte rendu de fin de journée du 24 janvier 1915, le colonel de brigade Viennot note: "Le soldat Lagardère a la réputation d'une mauvaise tête et veut effacer la mauvaise impression qu'il a produite sur ses supérieurs." L'homme est donc désigné pour une "corvée" bien spéciale : attirer et concentrer les obus de l'artillerie allemande sur la ferme du Temple, en faisant passer le site pour une redoute fortement occupée.
Les débuts de cette guerre bien éprouvante pour ce soldat seront plus ou moins couronnés de succès. Le 28 janvier, dans le JMO du régiment, il est noté : "Le soldat Lagardère continue à allumer des bougies pendant la nuit et à allumer des feux le jour pour attirer la canonnade ennemie. Cet après-midi, 40 obus sont tombés sur la ferme ou à proximité. Pour plus de vraisemblance, il a éteint ses feux pour faire croire à l’ennemi que le but est atteint." Mais avec le mois de février, l'on compte pratiquement un bombardement tous les deux jours (on comptera une moyenne de 350 obus). Le 20, le site a ainsi les faveurs de l'artillerie lourde. "28 obus sont tombés sur la ferme du Temple, selon un compte-rendu des événements. Plusieurs ont atteint le bâtiment principal. Le soldat Lagardère avait organisé un va-et-vient supporté par des poteaux entre la ferme et la tranchée de 520 mètres, dans le but de faciliter la liaison entre la tranchée et lui." Cette intensité décroit avec le mois de mars (une moyenne de 160 obus), avril (30 obus) et reprend en mai (une cinquantaine d'obus).
Si vous passez devant les bâtiments de la Ferme du Temple, aujourd'hui reconstruite (photo ci-dessus), ayez donc une pensée pour le soldat Lagardère, reclus dans cet ermitage bien spécial (pour voir un parallèle en lisière de la ferme du Temple, cliquer ici). A noter que Jean Hugo évoquera lui aussi dans son récit autobiographique un soldat du 36e RI nommé Lagardère : lire cet extrait.
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