Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
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13 mars 2009

Dumont, le soldat d'albâtre

Des 59 tués au combat pour le 36e régiment d'infanterie, le 5 juin 1915, à Neuville-Saint-Vaast, un homme sort de l'oubli : Alfred Dumont. L'homme n'est ni cacique ni un héros du régiment normand, mais quelques lignes d'un ouvrage, Le Mémorial de la Grande Guerre (tome 1, société académique d'histoire), nous en disent plus sur la disparition de cet homme simple, et sur la peine de ses amis.
Haut-Normand, Alfred Dumont est né en 1888 à Ganzeville, petit village de la côte d'Albâtre. Aucune information ne nous est parvenue sur son enfance, mais il n'est pas difficile d'imaginer les parties de pêche dans les rivières du plateau de Caux ou les jeux avec ses camarades dans les bois qui dévalent vers Fécamp. Après un service militaire au 162e RI où il obtient le grade de sergent-fourrier, à Verdun, le jeune homme devient instituteur à l'école de l'Hôtel de Ville de Fécamp. Combien de campagnes de terre-neuvas voit-il partir sur "l'océan de lumière et de soie", évoqué par l'écrivain Jean Lorrain, un autre enfant de Fécamp? Nul ne le sait. Toujours est-il que la guerre le trouve alors qu'il occupe un poste de comptable. Promu sergent-major à la 7e compagnie du 36e RI en avril 1915 (commandée par le capitaine Le Rasle) dans les bois de Beaumarais, il participe aux premiers combats en Artois. Aux lumineux paysages du plateau de Caux succèdent les macabres tableaux de Neuville-Saint-Vaast...
Comme beaucoup d'autres de son unité, la mort cueille Alfred ce 5 juin dans le grand champ qui borde la Rue derrière les haies, en soutien de la 4e compagnie, décimée par les mitrailleuses allemandes et les bombardements incessants. Quelques jours plus tard, le sergent Holleville, de la 7e compagnie, envoie une lettre au beau-père du jeune homme : "J'ai la pénible et bien douloureuse mission de vous apprendre que votre gendre Alfred Dumont, sergent-major de la 7e compagnie du 36e, est décédé mortellement frappé aux combats de Neuville-Saint-Vaast, il y a une huitaine de jours. Son corps a été pieusement enterré par ses camarades, une petite croix en bois sur laquelle se trouve son nom vous permettra plus tard de retrouver son corps. Je vous prie d'avertir sa malheureuse petite femme. Excusez la brieveté de ma lettre. Toutes mes meilleures pensées vont vers ce malheureux ami mort vaillament pour la Patrie." Un de ses amis, Maurice Mail, qui est présent avec son régiment d'artillerie dans la même région, obtient au cantonnement de la compagnie d'autres détails sur les circonstances de sa mort qu'il consigne dans une lettre : "Ce pauvre Alfred Dumont a été tué par des éclats d'obus à la tête et aux jambes, dans la matinée du 5 juin. Il se portait avec sa section à l'attaque du village de Neuville-Saint-Vaast et est tombé à proximité des premières maisons, sur la route venant de la Targette. Il a pu être relevé le jour même et a été enterré par les soins du Génie, à peu près à l'endroit où il a été frappé. Sa tombe a été surmontée d'une croix avec inscription, qui permettront de le retrouver assez facilement. Ses camarades ont déposé des fleurs ainsi qu'une couronne de feuillage avec un ruban tricolore."
Mais la lettre la plus touchante est sans nul doute celle d'un de ses amis, Raymond, qui écrit à ses parents le 14 juin : "Alfred avait reçu le commandement d'une section pour remplacer un adjudant. Dès son arrivée dans cet enfer de Neuville-Saint-Vaast, il n'avait pas caché à ceux qui l'entouraient, qu'il serait difficile de sortir d'un pareil charnier. Mais avant tout il était brave. Blessé par l'écroulement d'un de ses abris, à ses hommes qui voulaient l'emmener à l'ambulance, il refusa, leur disant qu'on lui avait confié le commandement d'une section et qu'il ne pouvait abandonner son poste... Tous m'ont déclaré combien de regrets il laissait parmi ses camarades. Il aurait été nommé adjudant ces jours-ci.
"Qui donc mieux que moi et certains amis d'enfance pouvait connaître Alfred ? Avec toutes ces sympathies, que de souvenirs communs pour tous ceux de notre âge avec qui ont s'est vu grandir. Sans pitié dans nos rangs, cette guerre horrible nous fauche sans merci. Oui, pour tous ceux qui l'ont connu et qui le connaissent, Alfred fut et reste un homme de mérite, travailleur acharné... Il tombe fauché en pleine vie, au moment où tout un avenir lui souriait. Mon pauvre Alfred, adieu !
"
Le temps, depuis, a fait son oeuvre et s'est refermé sur le souvenir d'Alfred Dumont. Il ne reste plus que son nom sur le monument aux morts de son village (photo ci-dessus), dans le petit cimetière qui jouxte l'église Saint-Rémy, entouré de ses camarades de Ganzeville, morts eux aussi au combat.

Merci à Sophie Carluer qui m'a envoyé les informations sur Alfred Dumont et à Xavier Bocé pour ses photos de Ganzeville (Photo DR).

5 mars 2009

Hugo dans la morne plaine

Située à l'extrême gauche du dispositif d'attaque (au niveau de l'actuelle Rue derrière les haies), le 5 juin 1915 à Neuville-Saint-Vaast, la 6e compagnie du 36e régiment d'infanterie se lance derrière la 4e, décimée par les mitrailleuses allemandes. La formation compte dans ses rangs le futur artiste et décorateur de théâtre Jean Hugo, arrière petit-fils de Victor Hugo, qui relatera, vers la fin de sa vie, le récit de cette journée et sa blessure, ainsi que la mort de Joseph Lerévérend. Extrait (Dessin : autoportait de Jean Hugo.)

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"Je mangeai la portion qu'on m'apporta, en y ajoutant des rillettes et du miel, et je m'endormis. A midi, on me remit des lettres, je cassai la croûte et je repris mon somme. Un violent bombardement me réveilla à cinq heures : une mitrailleuse fut enterrée ; feux frères jumeaux eurent les deux jambes coupées par le même obus ; l'infirmier devint sourd.
Je veillai toute la nuit et ne me couchai qu'à l'aube. A onze heures, Demur, un des sergents, entra à quatre pattes, car on ne pouvait atteindre mon abri qu'en rampant, et me réveilla en disant :
- Nous attaquons.
Le soleil brillait et le ciel était pur. On nous fit traverser un chemin creux et on nous aligna dans un boyau peu profond qui serpentait entre les pommiers sans feuilles d'un verger. Les soldats se lamentaient :
- C'est-il pas malheureux de faire massacrer les bonhommes comme ça !
Des objets passaient de mains en main : des lettres, des grenades, un vieux fromage presque liquide (d'où venait-il, jusqu'où est-il allé le long des tranchées de première ligne ?). Les canons français tiraient un peu court ; parfois un obus tombait dans le verger. Nous regardions voler les torpilles ; elles s'arrêtaient en l'air, indécises, comme des éperviers, puis piquaient du nez, et tout tremblait.
Le lieutenant, qui fumait sa pipe très vite, me dit :
- Nous allons nous porter en renfort de la quatrième, qui est devant nous. On va sortir un par un. Je crois que c'est par là.
Il me montra une sape amorcée de quelques pas de longueur qui se perdait dans un champ, serra son sabre sous son bras et partit sans dire un mot de plus. Je le suivis avec le Révérend. Il faisait bon courir librement hors de l'étroite tranchée. Cependant les balles sifflaient. Le Révérend courait plus vite que moi ; soudain il tomba. En le dépassant, je lui demandai s'il était touché. Il me répondit :
- Je suis mort.
Le tir de la mitrailleuse était de plus en plus serré.
- Si je m'arrête, me disais-je, je ne pourrai plus repartir.
Il y avait encore une trentaine de mètres à faire, peut-être. Je sautais par-dessus les trous d'obus, par-dessus les cadavres. Je n'espérais pas trop arriver jusqu'au bout. Le lieutenant Evrard, qui courait devant moi, était déjà tombé.
Un coup sourd à la main et à la poitrine m'arrêta et me jeta à terre. Je rampai jusqu'à un trou où je me recroquevillai. Ma main gauche était enflée et sanglante ; j'avais un petit trou dans la poitrine. Peut-être allais-je mourir lentement. J'avais soif. Avec ma main droite et mes dents je bandai ma main gauche.
Les Allemands n'étaient pas loin ; ils tiraient dans la musette que j'avais placée au-dessus de ma tête. Je me faisais le plus petit possible. Autour de moi, personne ne bougeait. Je voyais plusieurs corps immobiles, étendus, sac au dos. L'un d'eux avait la tête vidée, poudrée de noir et semblable à certains champignons. Le Révérend appelait ses compagnons :
- A boire, à boire, pitié, camarades ! C'est Révérend qu'est mort ! Ingrats, c'est Révérend, camarades, c'est Révérend qu'est mort !
Je décidai de sortir de mon trou pour lui porter à boire. Mais les mitrailleuses ennemies tiraient de plus en plus. Je rampai jusqu'à un large entonnoir où Demur était tapi avec quelques hommes.
Je m'assis là un instant ; puis je regagnai à quatre pattes la tranchée de départ. Elle était encore pleine d'hommes à genoux qui, après nous avoir vus tomber, hésitaient à aller de l'avant. Dans le verger où j'étais revenu, je me sentais à l'abri, avec ma main bandée, hors de combat, un peu comme un acteur rentré en coulisse après avoir dit son rôle.
Derrière un mur croulant, une section de la 4e compagnie était postée. Le sergent me héla. C'était Gaudray, avec qui j'avais parlé peinture à Caen. Il m'indiqua le poste de secours, non loin, dans la cave d'une maison en ruines."
(Jean Hugo, Le Regard de la Mémoire, Actes Sud, 1993, Illustration DR)

3 mars 2009

Le repos du troupier

Plaine de Courcy, novembre 1914. Après la 9e compagnie, quelques soldats posent pour l'objectif devant une des ailes du même bâtiment (le château de Saint-Thierry ?). Pour en témoigner, voici deux images de cartes-photos distinctes qui nous ont été envoyées par Yann Thomas. La photo recto montre un groupe devant un sac sur lequel est marqué à la craie "Campagne 1914". L'autre, écrite le 3 novembre 1914, alors que le régiment est encore près de Reims (la localisation est rayée sans doute par autocensure), est rédigée apparemment par un Havrais à son neveu :

"Mardi, le 3 novembre 1914
Cher Robert
,
On nous remet à l'instant les photos d'une partie de la compagnie. J'en avais retenu deux. Une seulement m'a été remise. Afin de ne pas la casser
(?) je te l'adresse. Toujours une carte de plus pour l'album. Je suis à la droite. Ne pas faire attention à ma bobine. J'avais la joue enflée donc que l'on m'a arraché une dent 5 ou 6 jours après. Il y a très peu de gars du Havre, tous ou du moins beaucoup sont de Caen et des environs. On vient de passer une nuit très calme dans les casemates. Qq coups de fusil pendant les 2 heures de fraction. Mais bon repos c'est le principal. Ce n'est pas toujours de même. Rien autre pour le moment. Embrasse maman pour moi. Je te serre la main bien fort. Ton oncle (signature)"

Merci à Yann de ses trouvailles... et de son attention ! (Photo DR)