Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
Comment consulter cette page ? Vous pouvez lire progressivement les messages, qui ne respectent pas un ordre chronologique (ils évoquent, par exemple, l'année 1915 ou 1914). Vous pouvez aussi avoir envie de vous attarder sur une année ou un secteur géographique : pour cela, cliquez dans la colonne à gauche dans la rubrique "Pages d'histoire du 36e" sur la période et le lieu qui vous intéressent. Tous les messages seront alors rassemblés pour vous selon l'ordre de publication.
Comment rentrer en contact ? Pour de plus amples renseignements sur ce site, ou me faire parvenir une copie de vos documents, vos souvenirs ou remarques, écrivez-moi. Mon adresse : jerome.verroust@gmail.com. Je vous souhaite une agréable lecture.

Avertissement : Si pour une raison quelconque, un ayant-droit d'une des personnes référencées sur ce site désire le retrait de la (les) photo(s) et des informations qui l'accompagnent, qu'il me contacte.

29 janv. 2009

Trois jours en juin

(Photo ci-contre : le gisant du cimetière de Neuville-Saint-Vaast avec les insignes du 36e sur son col. Ci-dessous, l'emplacement actuel de la maison "E1")

Que se passe-t-il, à Neuville-Saint-Vaast, entre le 1er et le 4 juin ? L'historique régimentaire est très succinct sur cette période, le JMO tout aussi sibyllin. Quelques informations sont à dénicher dans les comptes rendus d'opération, conservés au Service historique de la Défense (SHD), à Vincennes.
Au soir du 1er, le 36e régiment d'infanterie compte en une journée 312 hommes hors de combat... L'attaque est un échec, les rapports jaunis en conviennent à leur façon toujours très elliptique. Un échec dû en partie, selon l'état-major, au "manque de préparation" de l'artillerie. Le général d'Urbal décide alors d'opérer "l'écrasement moral de l'adversaire par un bombardement intensif et prolongé". Et de procéder, dès le 4 ou au plus tard le 5, à l'enlèvement du village par un engagement de la 10e brigade (les 36e et 129e régiment d'infanterie réunis).
A partir du 2 juin, une fois la brume levée, le petit bourg est donc soumis à un feu ininterrompu d'artillerie lourde, à raison de 1000 coups par 24 heures. Celui-ci est grossi par l'artillerie de campagne et l'artillerie de tranchée. Deux groupements de mortiers de 58 lourds sont constitués, dans la nuit du 1er au 2, place de l'église, dans des abris construits la veille par le Génie. Mais à peine ont-ils commencé de tirer qu'ils sont contrebattus immédiatement par l'artillerie allemande et partiellement démolis. Le lendemain, "le PC du commandant du deuxième bataillon est atteint ; deux téléphonistes et plusieurs hommes sont blessés. Une demi-section de la 5e compagnie est enterrée dans un abri. On parvient à la dégager. Elle compte néanmoins trois morts et trois blessés." (JMO).
Dans le même temps, dans cette tempête de fer et de feu, l'attaque "sans interruption et méthodique" des ilots de résistance est poursuivie. Le 2 juin, l'infanterie du 36e et du 129e mélangés réussit à traverser la rue Verte et à prendre pied dans un des bâtiments du groupe de maisons (désigné par l'abréviation "E1", voir ci-contre photo de l'emplacement actuel), situé au centre du village. Les ailes de l'habitation (voir p.12 du JMO) sont investies et organisées par une compagnie du 3e régiment du génie alors que le combat continue : les murs effondrés sont remplacés par des sacs à terre, la toiture étançonnée, une grille métallique est posée sur les poutres du premier étage afin de prévenir les chutes de grenades. Mais toute progression vers d'autres bâtiments est accueillie par un feu dantesque.
Cinquante mètres plus au sud, la maison C3, qui borde la rue Marron, est également attaquée pour tenter d'en déloger les Allemands qui s'y sont retranchés. Le 4 juin, les occupants tentent une sortie, mais les Français leur font rebrousser chemin à coups de grenades.
A l'est du village enfin, le régiment est chargé une nouvelle fois (voir récit du 1er juin) d'enlever le grand quadrilatère à l'est de la Grande Rue. Mais celui-ci reste sous le feu du blockhaus hérissé de mitrailleuses, au croisement de la rue Hennebique et de la rue des Balloteux, et toute progression est impossible.
Graduellement, entre le 3 et le 4, les unités sont mises en ordre de bataille pour le combat, programmé au lendemain. Les trois bataillons du 36e s'étagent à l'ouest de la Grande Rue (l'est est dévolu au 129e). Le premier bataillon est en première ligne, devant le deuxième bataillon. Le troisième bataillon reste à la disposition du colonel commandant la 10e brigade.
En trois jours, du 1er au 4 juin, ces combats ont fait au régiment, selon le JMO, 73 tués, 147 blessés et 2 disparus.

26 janv. 2009

Lagardère, le Sulphart du Temple

(Photo : la ferme du Temple aujourd'hui, entre Pontavert et Corbény.)

Dans l'écume des récits, photos et rapports sur le 36e RI, il n'est pas rare de découvrir au fil des pages un têtu, une forte tête, une silhouette de l'étoffe d'un Sulphart, pour reprendre l'inimitable personnage décrit par Dorgelès dans Les Croix de Bois. Le gars Ticos, de la 10e compagnie, était ainsi "un type peu ordinaire", s'il faut en croire une petite note écrite par Fernand Le Bailly dans son album. L'adjudant Kühn (un Saxon qui venait de la Légion étrangère raconte Jean Hugo dans ses mémoires), à la 4e compagnie, avait lui aussi tout d'un drôle d'énergumène : "Recouvert d'une peau de bique blanche, il emmenait ses hommes au pas cadencé jusqu'aux fils de fer ennemis, interpellait les Allemands en allemand et commandait un feu de salve, puis ramenait sa patrouille en bon ordre comme il était venu." (Hugo).
Mais dans les bois de Beaumarais, Lagardère se distingue particulièrement. Cabochard, l'homme a rejoint le rang des frondeurs, de ceux qui refusent de "se faire emmerder" par les gradés. Sa hiérarchie le tient à l'oeil. Tant et si bien qu'il finit par rentrer dans le rang. Dans un compte rendu de fin de journée du 24 janvier 1915, le colonel de brigade Viennot note: "Le soldat Lagardère a la réputation d'une mauvaise tête et veut effacer la mauvaise impression qu'il a produite sur ses supérieurs." L'homme est donc désigné pour une "corvée" bien spéciale : attirer et concentrer les obus de l'artillerie allemande sur la ferme du Temple, en faisant passer le site pour une redoute fortement occupée.
Situé sur la partie orientale des bois de Beaumarais, ce groupe de bâtiments (voir cette vue en 1914) est à l'origine une ancienne commanderie des Templiers, datant du 12e siècle. Avant-guerre, elle constituait la plus importante exploitation de Pontavert avec ses 203 hectares de terres cultivables. L'église du 13e siècle, isolée au centre de la cour, seul témoin restant des anciennes constructions, est dotée de caves profondes pour se protéger des bombardements. Elle est entourée de deux écuries, d'une étable et de deux hangars endommagés par les combats précédents. Selon toute vraisemblance, Lagardère est chargé seul de cette mission.
Les débuts de cette guerre bien éprouvante pour ce soldat seront plus ou moins couronnés de succès. Le 28 janvier, dans le JMO du régiment, il est noté : "Le soldat Lagardère continue à allumer des bougies pendant la nuit et à allumer des feux le jour pour attirer la canonnade ennemie. Cet après-midi, 40 obus sont tombés sur la ferme ou à proximité. Pour plus de vraisemblance, il a éteint ses feux pour faire croire à l’ennemi que le but est atteint." Mais avec le mois de février, l'on compte pratiquement un bombardement tous les deux jours (on comptera une moyenne de 350 obus). Le 20, le site a ainsi les faveurs de l'artillerie lourde. "28 obus sont tombés sur la ferme du Temple, selon un compte-rendu des événements. Plusieurs ont atteint le bâtiment principal. Le soldat Lagardère avait organisé un va-et-vient supporté par des poteaux entre la ferme et la tranchée de 520 mètres, dans le but de faciliter la liaison entre la tranchée et lui." Cette intensité décroit avec le mois de mars (une moyenne de 160 obus), avril (30 obus) et reprend en mai (une cinquantaine d'obus).
Si vous passez devant les bâtiments de la Ferme du Temple, aujourd'hui reconstruite (photo ci-dessus), ayez donc une pensée pour le soldat Lagardère, reclus dans cet ermitage bien spécial (pour voir un parallèle en lisière de la ferme du Temple, cliquer ici). A noter que Jean Hugo évoquera lui aussi dans son récit autobiographique un soldat du 36e RI nommé Lagardère : lire cet extrait.

14 janv. 2009

L'attaque des passe-murailles

(Ci-contre : symboliquement, le monument aux morts
de Neuville-Saint-Vaast est aujourd'hui face à la mairie et
l'ex-Grande Rue, baptisée désormais rue du Canada)

Terminons le récit des combats du 1er juin, à Neuville-Saint-Vaast, par le récit "officiel" de la 11e compagnie. L'unité attaque à 17h30 parallèlement à la Grande Rue (voir ce plan), barrée par de nombreuses barricades aux mains des Allemands. Son objectif comprend deux séries de maisons sensiblement parallèles, reliées entre elles par des murs qui les coupent perpendiculairement, constituant autant d'obstacles à franchir. Pour progresser, la compagnie creuse des ouvertures dans chacun de ces murs, et avance d'une cour à l'autre. Voici le récit de ces combats, tel qu'on peut le lire dans les rapports conservés au Service historique de la Défense, au château de Vincennes.

"Il faut, dans chacun des murs, pratiquer une brèche à la pioche. Ce travail est exécuté par les pionniers. À chaque mur, la compagnie reçoit une bordée de grenades à main qui font des trous dans les rangs, mais on ne se laisse pas arrêter ; on remplace les travailleurs, les murailles cèdent et la section de tête se précipite successivement dans chaque cour. Les postes allemands s'enfuient, laissant entre nos mains leurs dépouilles : sac, fusil, casques, grenades, cartouches, etc. A 19 h 30, toutes les maisons à l'ouest de la grande rue jusqu'à la première ruelle (aujourd'hui rue Verte) sont à nous. Ce premier succès nous a déjà coûté un certain nombre de pertes parmi lesquelles la 11e compagnie a déploré celle du capitaine Roy, commandant la compagnie, mortellement blessé à l'instant où il s'avançait vers son lieutenant pour lui offrir à boire."

Pauvre capitaine Roy... Cet Auvergnat, à la fine moustache et à la discrète lavallière sur l'unique photo de son dossier militaire, issu de la promotion du Centenaire d'Iéna à Saint-Maixent (1906-1907), avait pourtant traversé toutes les épreuves de ce début de guerre... Ses yeux bleus translucides ont-ils cillé à Charleroi où, chef de la 2e section de mitrailleuses, il avait fait tirer sans discontinuer à 50 m des Allemands, pour les empêcher de déboucher d'une lisière de bois ? Blessé à Guise, il avait été promu capitaine au mois de septembre dernier sur son lit d'hôpital et avait fini par retrouver le 36e régiment d'infanterie, le 23 octobre, dans la grande plaine glacée de Courcy.

"Signalons la conduite remarquable du soldat Aubril, l'ordonnance du capitaine Roy, qui ne l'avait pas quitté de tout le combat et pour assurer à son officier de prompt secours, le charge sur ses épaules, le porte au poste de secours et revient ensuite reprendre sa place au combat.
Cependant, la 11e compagnie organise défensivement la position conquise. Les maisons sont prises de feux de flanc qui nous occasionnent beaucoup de pertes, mais on travaille opiniâtrement au moyen de sac à terre et de moellons on arrive à fortifier les maisons. Le plus difficile reste à faire. La ruelle (rue Verte) qu'il faut franchir pour aborder les maisons qui font partie groupe de la maison d'école qui sont de l'autre côté, est fermé à gauche par une barricade sur laquelle est venu s'arrêter l'offensive de la compagnie de gauche (la 9e compagnie : lire ce récit). L'ennemi défend âprement cette barricade ; aussi toute la ruelle est-elle battue par des feux d'enfilade. Les premiers hommes qui franchissent la ruelle sont frappés. Qu'importe. Une section s'élance jusqu'au mur des maisons. Un premier groupe escalade le mur à demi démoli d'un petit préau qui constitue la gauche du groupe de maisons. Il est accueilli par une fusillade intense partie des maisons qui bordent, en face, la cour d'école. Beaucoup d'hommes tombent, on les remplace et c'est pierre par pierre que s'élève une muraille qui obstrue les ouvertures du préau. Il faut dire ici les traits d'héroïsme des sergents Rault et Martin qui dirigent en mettant eux-mêmes la main au travail, l'organisation de la position. Ils se trouvent exposés à la fusillade, mais encore au feu des grenades à main et aux bombardements. Un obus de 150 tombe sur le poste ; presque tous les hommes sont hors de combat ; le sergent Martin fait transporter les blessés et se contente de faire dire au commandant de compagnie : "Nous ne sommes plus que quatre ; envoyez du renfort." Avec les hommes qui lui sont envoyés, le sergent Martin continuera à tenir la position jusqu'à la dernière extrémité. Dans la maison de droite, les pionniers sous les balles ont fait une brèche et avec l'aide du génie, malgré la fusillade d'en face, on organise la maison, dans la cave de laquelle les Allemands ont encore abandonné armes et bagages. Entre-temps, la compagnie de gauche se fait tuer magnifiquement à la barricade pour laisser le temps au génie de la retourner et de la fortifier. Malheureusement, la nuit est venue et l'ennemi, des maisons qu'il occupe encore de l'autre côté de la ruelle, contre-attaque avec violence à coups de grenades à main ; les pertes françaises sont considérables ; tous les officiers de la compagnie et une compagnie de renfort (du 129e régiment d'infanterie) sont blessés ou tués. Les fractions qui restent sont obligées de reprendre de meilleures positions en arrière. La 11e compagnie est également violemment assaillie par un bombardement de grenades à main (les grenades font exploser des munitions placées près d'un canon de 77), sa gauche étant à découvert par suite du retrait de la compagnie voisine est tenu de repasser la ruelle et se maintient sur le premier groupe de maisons qu'elle organise défensivement." (Merci à Victor Comettant pour son image ci-dessus, Photo DR)

13 janv. 2009

L'invité du 36e : Donald Browarski, mémoire vivante de l'Artois

Passionné de la Grande Guerre, Donald Browarski est une singulière et attachante mémoire des batailles de l'Artois et de son village de Neuville-Saint-Vaast. Depuis 1962, il anime un étonnant musée* à la mémoire des soldats morts dans la commune. Il a bien voulu répondre à quelques-unes de mes questions.

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots...
Je suis français d'importation comme mon nom l'indique. Mes parents sont arrivés en France en 1923 - mon père était Ukrainien. Je suis né en 1927, à Liévin. J'ai occupé quelques emplois aux Houillères, puis après-guerre, j'ai fait une carrière dans l'armée en Indochine, en Afrique... Celle-ci achevée, je suis revenu en France, j'ai été adjoint au maire et maire de Neuville-Saint-Vaast pendant treize années à peu près...

A quel moment vous êtes-vous intéressé à la guerre de 14 ?
Cela a commencé tout petit, vers l'âge de 6 ou 7 ans. Ma famille a bien évidemment joué un rôle. J'avais un grand-père qui s'est battu dans l'armée italienne, du côté allemand. Il en parlait toujours. Il y avait aussi mon père, qui a fait la révolution en 1919 dans les territoires slaves, je crois bien. Il a fait son service comme aérostier et il a travaillé ici, dans la région, vers 1929 sur la zone rouge que l'on devait déminer : il fallait piocher pour découvrir les corps et ramasser tous les obus et tous les matériaux laissés là – il me semble qu'il y avait à peu près 900 hectares à déminer et cela a pris deux ans.

Quelques instituteurs ont joué un rôle dans votre engouement pour ce conflit ?
Oui. Je pense notamment à un directeur d'école qui s'appelait Mr Robin, un ancien combattant qui était trépané et à qui il manquait plusieurs doigts. Il nous racontait souvent des exemples de fraternisations. Il avait un jour entendu des blessés allemands qui criaient "Mütter ! Mütter !" entre les lignes. Il nous racontait comment il était alors parti les chercher. Petit, j'aimais bien aussi fréquenter un bourrelier qui vivait à Souchez (un village situé à 5 km de Neuville-Saint-Vaast, NDLC) : c'était un ancien agent de liaison, il avait été gazé. Il me racontait lui aussi des cas de fraternisations… Je pense que ce sont ces récits de rapprochements entre soldats qui m’ont marqués.

Que faisaient les enfants comme vous à la sortie de l'école ?
On allait dans les champs ramasser du matériel. Les fusées d'obus nous rapportaient un franc, soit un paquet de chocolat. Et puis quant le ferrailleur marocain passait on allait lui vendre du cuivre et du plomb. Je trouvais souvent aussi des badges anglais (des plaques d'identification) dans les champs. C'est comme cela que ma passion a démarré. J'en avais ainsi trouvé une vingtaine et le bourrelier de Souchez m'a un jour fait un ceinturon. J'étais fier comme Artaban, avec cette ceinture et mon couteau anglais qui ne me quittait pas. J'étais le plus riche du secteur !

Et puis vous rencontriez les anciens combattants ?
Oui. Il y avait beaucoup de vieux qui venaient de se promener. Quand ils me rencontraient, il me demandait ce que je faisais là. Ils racontaient leur histoire. Il me disait : "Tu vois petit, il y avait là-bas une mitrailleuse allemande. Elle en a dégommé du monde !" Un autre me disait : "Tiens mon capitaine a été tué là !" ou "C'est ici que j'ai eu les pieds gelés."

A quelle unité appartenaient ces soldats qui venaient en Neuville-Saint-Vaast ?
Il y avait de tout. De la 5e division, des gars du Havre, de Paris… Roland Dorgelès, du 39e régiment d'infanterie (5e et 130 DI jusqu'en novembre 1917), qui était caporal mitrailleur et qui a commencé la rédaction de son roman "Les Croix de Bois" dans le cimetière de Neuville-Saint-Vaast (photo ci-dessous), venait ici régulièrement. Lorsque j'ai été maire, j'ai fait préserver le caveau de l’ossuaire communal, où il a commencé la rédaction de son livre en 1915.
Vous avez ainsi croisé des anciens combattants du 36e régiment d'infanterie…
Bien entendu. J'en ai rencontré un qui venait d'Argentine. Je me souviens aussi d'un bonhomme dont le fils présentait la météo dans les années 70. Je ne me rappelle plus comment il s’appelait. Il m'a raconté un cas de fusillé pour l'exemple à Verdun et m'a confié que le 36e ne voulait pas partir à Verdun.

Venons-en à votre collection et à votre musée. A quel moment avez-vous démarré ?
Tout jeune ! Et j’ai continué jusqu'en 1939. La guerre est survenue et, avec les Allemands, collectionner c'était verboten ! Tout ce qu'on avait trouvé, échangé, on était obligé de s'en débarrasser... Après-guerre, je me suis dit qu'il ne fallait pas oublier ces soldats de la Première Guerre qui ont donné leur vie pour notre liberté. Je voulais faire quelque chose pour préserver ces reliques. C'est comme ça que j'ai redémarré ma collection. J'amassais les objets dans mon grenier et j'ai fini par faire un musée dans l'ancienne étable. On était alors en 1962.

Qui fréquentait votre musée ?
Les anciens combattants essentiellement. Je me rappelle d'un aspirant, Mr Mayeur, qui habitait Bouvigny-Boyeffles. Il était secrétaire de mairie. Il était du 108e, je crois. Il a été blessé au bois de la Folie, fin 15-début 16, en prenant un éclat dans l'oeil. Il venait tous les tous les ans ici en pèlerinage. Il passait dans le musée et me dressait la liste des objets qui me manquaient ! Au fil du temps, j'ai réussi à récupérer les pièces. J'ai raconté un jour à Mr Mayeur un cas de fraternisation dans son régiment qu'il ignorait. Ça s'est passé de la façon suivante : un jour en décembre 1915, un soldat français dans un poste d'écoute voit des Allemands crier "Guten Tag ! Gutent Tag !". Le soldat français appelle alors son sous-officier, qui était contrôleur sur la ligne Douvres-Innsbruck. Ils comprennent alors que les Allemands voulaient du pinard. Lorsqu'ils transmettent l'information dans la tranchée française, ils voient avec stupéfaction tous les soldats français déposer leur fusil et s’en aller avec leur pinard en donner aux Allemands ! Cet épisode n'a pas duré longtemps… Mon bourrelier de Souchez m’a cité une autre anecdote qui, je pense, est véridique : il m'a raconté le cas d'un soldat français qui allait jouer du piano chez un lieutenant allemand, dans la vallée des Zouaves !

Vous avez retrouvé des corps dans le sol et participé à leur exhumation ?
Oui. Des Français en règle générale. J'ai trouvé une centaines de corps, mais il n'y en avait que deux qui avaient des plaques d'identité permettant leur identification.

Tout votre travail concerne ce secteur de l'Artois. Parlons un peu du village de Neuville-Saint-Vaast. Que devient le village après l'offensive du 25 septembre 1915 ?
En 1916, les Anglais reprennent le secteur et mettent en valeur les terres. Ils rebouchent les trous d'obus avec des Chinois. Puis, avec la fin de la guerre, les gens commencent à revenir, mais ils mettent beaucoup de temps. Tout est bouleversé ! Il ne reste en effet plus rien du bourg, sinon un petit muret de 40 cm de haut, situé dans le bas du village. Il y avait 2 000 habitants avant-guerre ; il n'y en aura guère que 800 après le conflit qui vivront ici.

À quel moment est achevée la reconstruction du village ?
En 1930. Le maire du village commence alors à donner du travail aux chômeurs du village : avec des pelles et des pioches, ils retournent les blockhaus. Le village est rebâti, mais le plan d'origine n'est pas respecté. Il n'y a que l'église qui garde le même emplacement. Pour vous donner un exemple, l'école d'origine était située à l'emplacement actuel de la salle des fêtes.

Pourquoi le gisant du monument aux morts, dans le cimetière, porte l'insigne du 36e régiment d'infanterie sur son col ?
Tout simplement parce que c'est le régiment qui a libéré le village ! C'est eux qui ont donné le plus.

Et la croix du sous-lieutenant Nouette-d’Andrezel, du 36e RI, qui figure près du flambeau de la liberté ? Elle a toujours figuré là ?
Non. Elle était près du bois de la Folie, près du bois canadien, de l'autre côté de l'autoroute. J’ai fait déplacer cette tombe pour éviter qu’elle ne disparaisse. Il doit rester quelques pierres de l'embase.

Aujourd'hui, il n'y a plus d'anciens combattants. Vous estimez que votre démarche de collectionneur et de transmission de cette mémoire a le même sens ?
Je pense que l'on n'a pas le droit d'oublier. Les jeunes générations doivent aujourd'hui prendre le relais.

* Musée militaire de M. Donald Browarski à Neuville-Saint-Vaast (Pas-de-Calais), visite gratuite en appelant le 03 21 48 84 84.

9 janv. 2009

Rue Barbare

(Ci-contre : en novembre 1914 (supposé), la 9e compagnie, qui sera décimée le 1er juin. Son commandant pose avec son sabre, le sous-lieutenant Girard. Lieu : château de Saint-Thierry ? Photo DR)

Après le récit de la 10e compagnie, ce 1er juin, déplaçons la caméra au centre du champ de bataille de Neuville-Saint-Vaast, dans l'actuelle rue Marron (voir cette photo), axe d'attaque de la 9e compagnie du 36e régiment d'infanterie. Chaque maison de cette ruelle est occupée par des Allemands. Certains bâtiments, comme le groupe de maisons baptisé "C3", sont de véritables fortins retranchés. Pour progresser, la 9e compagnie doit également s'emparer de barricades, comme celle qui relie les maisons B2 à B1 et qui est armée d'un canon de 77. Voici la retranscription de cet assaut que l'on peut lire dans un ensemble de rapports rédigés après le 10 juin 1915, et signés par Mangin, général de la 5e division.

"Le 1er juin, à 18 heures, la 9e compagnie reçoit l'ordre d'attaquer la barricade et le groupe C3
(voir ce plan) en liaison à gauche avec la 12e compagnie et à droite avec la 11e (récit à lire ici). Le lieutenant Girard commandant la compagnie se lance à l'assaut de la barricade à la tête de deux sections de sa compagnie commandées par le sous-lieutenant Cabonat (il s'agit, en réalité, du sous-lieutenant Cabouat) et l'adjudant Costantini. Le commandant de la compagnie encourageant ses hommes de la voix court d'un bout à l'autre de la barricade activant le lancement des grenades, lancement dont il donne lui-même l'exemple. L'adjudant Costantini, grièvement blessé, ne veut pas quitter sa place de chef de section. Une seconde blessure l'achève."
La barricade prise, le canon de 77 est alors retourné. La confusion du combat est indescriptible. Les Allemands qui occupent encore les caves des maisons conquises continuent de tirer par les soupiraux et occasionnent de nombreuses pertes. Pour les faire fuir des incendies sont déclenchés. Mais les brasiers rendent les liaisons difficiles. Une lutte très vive s'engage dans les rues et les maisons à coups de grenades.

"À gauche, les sections de Neufville et Rousseau se lancent à l'assaut du groupe de maisons C3. Le sous-lieutenant Rousseau est tué. Le sergent major Dupre prend le commandement de sa section (il prendra le commandement de la compagnie par la suite, NDR). Le sous-lieutenant Neufville est blessé ; forcé de se replier avec sa section, il se rejette à l'assaut quoique blessé ; blessé une deuxième fois, il relance une troisième fois sa section contre les murs de la maison C3, mais cette attaque échoue. Une troisième fois touché, il passe alors le commandement de sa section à l'aspirant Masse (il s'agit du frère de Pierre Masse, NDR) qui est bientôt lui-même blessé. Les débris de la section de Neufville se retranchent alors dans ses emplacements, cependant que la section Dupre va renforcer sur la barricade les deux sections commandées par le lieutenant Girard.Et l'on vit alors cette chose magnifique et presque surhumaine : de 20 heures à 2 heures du matin, c'est-à-dire pendant six heures, un sergent, le sergent Aurousseau, le caporal Mouillard et le soldat Lepeley qui, debout sur la barricade et sans armes, se faisaient passer des musettes remplies de grenades, tuaient ou blessaient les groupes allemands sans cesse renouvelés derrière leurs retranchements. Plus d'officiers, le sous-lieutenant Cabonat (Cabouat) ayant été blessé peu de temps après le lieutenant Girard. Le sergent major Dupre commandait la compagnie dont l'effectif été réduit de 122 hommes et dont les cadres n'existaient pour ainsi dire plus."
Au cours de la nuit, une lutte très vive se développe autour de la barricade. Les grenades font bientôt exploser les munitions placées près du canon de 77. Cet incident cause de nombreuses pertes et l'ennemi en profite pour reprendre la barricade et la maison E1, au croisement de la rue Verte et de la Grande Rue. Le groupe de maisons C3, où la section de Neufville découvre de nombreux cadavres carbonisés, est également évacué devant la violence de l'incendie. Forcée de se replier au petit jour, la 9e compagnie finit par réoccuper ses premiers emplacements.

4 janv. 2009

Le cimetière des régiments

(Photo : L'apothéose de la guerre (1872) de Vassili Verechtchaguine, le tableau cité par Etienne Tanty, dans sa lettre du 18 octobre 1914, pour évoquer les scènes vues à Montmirail. Ci-dessous, la mairie de Montmirail, en 1912 et aujourd'hui)

Placée dans la nuit en bivouac en arrière du village du Chêne, afin de ne pas être exposée aux tirs de l'artillerie adverse, la 10e brigade traverse le Petit-Morin le 9 septembre au matin à l'est de Montmiral. A l'entrée du bourg, les hommes ne tardent pas à découvrir des scènes d'épouvante. Jules Champin, qui a fait toute la campagne de Belgique, raconte dans son carnet : "Quand nous traversons la ville, c'est horrifiant, ces des milliers de cadavres qui sont empilés les uns sur les autres, dont certains sont même restés debout parmi les morts. Les cadavres français et allemands gisent par monceaux, le fusil toujours au poing. On ne peut imaginer rien de plus terrible, surtout que parmi eux il y a des centaines de blessés qui continuent de gémir. C'est affreux, épouvantable spectacle. Bref en passant je remarque un obus non éclaté qui est resté encastré dans l'angle d'une fenêtre dont la maison est à moitié démolie, et plus haut à la sortie de la ville qui est transformée en ruine encore un autre obus qui a perforé un arbre sans le traverser complètement. Ça me semblait bizarre de voir ça. Plus haut encore on se trouve en présence d'une compagnie allemande appuyée debout le long d'un fossé et tenant leurs fusils dans les mains. C'était à se demander si vraiment ils étaient morts, leur position nous semblait tellement bizarre. Mais tous étaient réellement morts."
De son côté, Fernand Le Bailly, qui a été versé dans le régiment cinq jours auparavant, est témoin du même spectacle. Il le retranscira dans son récit, rédigé quelques mois plus tard, dans les bois de Beaumarais :"Essaierai-je de traduire ici le tableau qui s’offrit au petit jour à nos yeux. D’abord de nombreuses charrettes à fourrages chargées de cadavres allemands et français, tout le bas du village en flammes, les murs, les arbres hachés, pulvérisés, des bras, des jambes éparses, sur la route au milieu de ruisseaux de sang, des casques, des épées, des sacs, par centaines, en loques, des caissons de munitions, des chevaux éventrés, des hommes n’ayant plus de tête, des bestiaux entourés de flammes et enfin des blessés, de pauvres blessés français, n’ayant plus figure humaine, luttant contre la mort, étendus dans le ruisseau la plupart et trouvant encore la force de nous sourire ou de crier : "Vive la France !"
Là, rien que des Allemands, tués, blessés ou prisonniers. Mêmes traces de lutte sauvage, d’horreurs. Sur la place de la mairie (voir ci-contre, une comparason avec une image de 1912), le général Mangin et son état-major nous regardaient passer, nous souriaient, nous encourageaient de la voix "très bien mes enfants, vite, en avant, tenez bon" pendant que femmes, enfants et vieillards pleuraient de joie, lui serraient la main avec effusion et nous apportaient des seaux d’eau, c’est-à-dire la seule chose que les "Allemands" n’avaient pas "brûlée", saccagée ou emportée.
Les femmes surtout faisaient peine à voir. A moitié dévêtues, les yeux hagards, les cheveux aux vents, tenant leurs enfants dans leurs bras, quelques-unes portant des traces de violence sur leur visage. Tout chez elles indiquait l’affreux drame dont elles avaient été pour la plupart la victime… de la part de ces brutes humaines. Et l’une, ne pouvant plus se contenir, dans un mouvement de répulsion et de haine nous cria : «Tuez-les tous, mes braves, pas de pitié, ils n’en ont eu aucune pour nous, malheureuses femmes, cette nuit encore, avant de s’en aller, cinq de ses Barbares m’ont violée !»* Et nous quittâmes ce champ de bataille dans une course éperdue vers les bandits, enveloppés d’un nuage de poussière soulevé par un vent très fort du S.S.E. qui nous apportait en même temps une épouvantable odeur de cadavre…"
Ces images hanteront pendant longtemps les soldats... Etienne Tanty, du 129e régiment, y revient à plusieurs reprises dans ses lettres à ses parents. Dans un courrier rédigé deux mois et demi plus tard dans la plaine de Courcy, il "revoie l'horrible boucherie, la route de Montmirail à Reims ; je respire encore la puanteur des champs couverts de débris et de charogne, je vois les faces noires, charbonnées, des cadavres amoncelés dans toutes les positions, au pied de Montmirail, et près desquelles on se couchait en tirailleur, sans savoir, sur lesquels on butait dans la rue, en cavalant en sous les balles prussiennes." (Pour lire la suite des témoignages de Champin et La Bailly, c'est ici)


* Lire au sujet des atrocités commises par certaines troupes allemandes Images de l'Allemand sur le site "L'histoire par l'image". Merci à mon père, Jacques Verroust, petit-fils de Fernand Le Bailly, pour sa photo de Montmirail.

1 janv. 2009

Un baroud en enfer

(Photo : au premier plan, le sous-lieutenant de Viefville (à gauche) et Ticos ("un type peu ordinaire"
selon mon arrière-grand-père) photographiés par Fernand Le Bailly,
devant le champ où s'est élancé la 9e compagnie le 1er juin 1915.)


Pour les combats du 1er juin 1915 dans Neuville-Saint-Vaast, commençons par le récit de la 10e compagnie. L'unité part le plus à gauche du dispositif, dans les tranchées qui relient les maisons en U à l'actuel rue derrière les haies (voir ce plan). Elle doit attaquer les maisons le long de la rue Verte, situées à 200 m en face d'elle, et traverser un champ défendu par un réseau de barbelés. Son attaque, selon ce récit "officiel", est ahurissante.

"
La 10e compagnie (commandée par le lieutenant Croizé, NDR) est en réserve. À 17 h 20 parvient l'ordre d'attaque pour 18 heures. Partant d'une tranchée construite dans la nuit à hauteur de la tête des maisons en U. La compagnie doit attaquer devant elle les tranchées et les maisons qui se trouvent à environ 200 m. Les sections de Viefville (voir photo plus haut) et Kahn Jacques Kahn, le fils d'Oscar, blessé à Charleroi) partiront en tête, l'autre peloton les soutiendra. On part, mais pour occuper la tranchée de départ, il faut traverser un découvert de 50 m, battue par une mitrailleuse ennemie. Les pertes commencent, mais bien entraînées par leur chef les sections de tête arrivent en ordre à la tranchée de départ. L'ennemi prévenu commence alors à arroser tout le terrain par le feu de trois mitrailleuses dont deux à gauche prenant la compagnie d'enfilade. Il faut partir pourtant, les hommes hésitent. Alors le sous-lieutenant de Viefville avec un magnifique sang-froid monte sur la tranchée et debout le vent son sabre crie : " En avant". Grisés par cet exemple, les hommes s'élancent alors et malgré les fil de fer, les trous d'obus parviennent sous un feu de plus en plus intense à la première tranchée ennemie qu'ils occupent. Le soldat Ticos (ci-dessus) y tue les trois derniers défenseurs et l'organisation commence. Des deux sections Kahn et Viefville, 12 seulement ont pu arriver à la tranchée, les autres sont tombés en braves entre les deux lignes."



Lire ici, le destin de cinq soldats, dont certain de la 10e compagnie.