La configuration des lieux n'a pas changé, sinon le tracé d'une allée, plantée d'une haie,
qui rejoignait le château de Brimont (au centre de la photo) à la lisière des bois de Soulains, ici à droite.
Le14 septembre, les combats pour la prise du château de Brimont se poursuivent. Une action combinée des deux régiments de la 10e brigade est décidée, le régiment du Havre, le 129e RI, partant de la Verrerie de Courcy, le régiment de Caen, le 36e RI, devant s'élancer au même moment, à un kilomètre à l'est, des bois de Soulains. Malheureusement, aucune des deux unités ne peut déboucher en raison des feux violents d’infanterie, d’artillerie et des mitrailleuses ennemies. Une nouvelle action est menée vers 17h00, appuyée par l'artillerie divisionnaire et deux groupes d'artillerie de campagne. Nouvel échec... Le 2e bataillon parvient à 500 m du château mais il ne peut progresser. Dans son récit qu'il rédigera quelques mois plus tard dans les bois de Beaumarais, mon arrière-grand-père racontera son engagement pour ces journées. En voici un premier extrait.
"Le 13 au soir, dans la nuit du 13 au 14, (…) l'ennemi n'avançant pas, ordre fut donné à mon bataillon d'attaquer le château de Brimont, pendant que le reste de la division, appuyée par d'autres troupes, donnerait l'assaut général du fort.
Notre capitaine, Mr Malfre, blessé la veille n'était plus des nôtres hélas !
Trois sections de la 6e compagnie partirent avec le bataillon. La 4e section, c'est-à-dire la nôtre, fut désignée comme flanc-garde à droite dudit bataillon sous le commandement de l'adjudant Hazey et du sergent Lhostis..
C'est à partir de ce moment que je rentrai dans le rang – mon chef direct, le capitaine, étant blessé, mon rôle d'agent de liaison se trouvait supprimé.
Enfin ! J'allais donc me battre avec des camarades autour de moi ! J'étais enchanté, car durant les jours précédents, je trottais toujours seul, sous les balles et les obus, transmettant les ordres de mon capitaine, ce qui est infiniment plus déprimant que… lorsqu'on se bat ou que l'on avance coude à coude. (…)
Nous nous glissâmes par bonds à travers champs et bois dans la direction du château (le château de Brimont, NDLR) en laissant à notre gauche le village de Courcy et les deux grandes cheminées de sa Verrerie et sans avoir été inquiétés, nous arrivâmes ainsi sur la crête qui se trouve un peu en retrait, à environ 400 mètres du village. Sur cette crête, quelques haies – à gauche, un vallon boisé (sans doute le terrain qui redescend vers la Verrerie, NDLR). A droite : la plaine. En face, à 500 ou 600 m, le château perché presque au sommet de la colline appelée le fort de Brimont.
Tout près, un petit chemin dévalant la crête derrière nous dans la direction de la ligne de chemin de fer parallèle au canal de la Marne à l'Aisne. Enfin, à 50 m sur notre droite, en bordure de ce chemin, 7 meules de paille et une faucheuse mécanique.
Nous nous couchâmes en tirailleurs face au château, puis l'adjudant Hazey parcourut notre ligne composée de 74 fusils et nous jeta ces quelques mots : "Ne pas bouger d'ici. Tirer jusqu'à épuisement des cartouches, avancer si possible ou se faire tuer, mais ne pas reculer." Et puis, il disparut dans la nuit noire. Je ne l'ai jamais revu.
L'aube s'annonça – les oiseaux chantaient. Apere, près de moi, sommeillait, d'autres plus loin causaient, riaient à voix basse. Puis un radieux soleil se leva, le canon se mit de la partie et déchaîna avec lui la plus formidable fusillade que j'aie jamais entendue jusqu'ici.
Je jetai un regard rapide autour de moi. En avant, à 100 m, une haie de pointes de casques allemands émergeaient d'un vallonnement – à droite, à 300 m, même vision – derrière à droite du chemin – trois tranchées remplies de casques à pointe – enfin, à notre gauche dans le vallon boisé, des milliers d'hommes se fusillaient à bout portant.
Je me tournai vers Apere. Nous échangeâmes un regard d'adieu – et sans plus m'occuper de ce qui se passait autour de moi, je mis ma hausse à 250 m, et pendant 1/2 heure je tirais sur les casques en face de nous. Je m'arrêtai, ne pouvant plus tenir le canon de mon fusil tellement il était chaud – un rapide coup d'œil autour de moi, seuls, Apere, deux camarades et moi étions encore là.
Je vis alors plusieurs de mes camarades tirant derrière une meule, puis plusieurs autres, blessés ceux-là, tirant eux aussi, mais derrière nous. Enfin, je vis, ô malédiction, que déjà plus de la moitié des nôtres étaient tués.
Apere me cria : "Que fais-tu ?"
– Que veux-tu mon vieux, puisque nous sommes entourés, autant rester là, lui répondis-je.
– Mais regarde Lhostis est là-bas, derrière cette meule ! Allons-y !
– Allons-y, répliquai-je. Tu as raison. Nous ne reculons pas, nous pourrons continuer à tirer tout en étant abrités du feu ce ces c… là qui sont devant nous.
La bataille battait son plein. C'était terrifiant !
J'abrège, la plupart d'entre nous avaient tiré leurs dernières cartouches. Moi, j'en gardai une quinzaine pour l'effort suprême qui devait arriver d'une minute à l'autre.
Nous tirâmes nos camarades tués qui se trouvaient près de la meule, par les pieds, la tête, les mains : nous les rangeâmes derrière nous, puis pansâmes nos blessés ; beaucoup avant d'arriver à cette meule furent tués ; un, je le vois encore, se glissa sous une faucheuse mécanique qui se trouvait là ; plusieurs avaient reçu jusqu'à quatre et cinq balles.
Où passèrent les "Boches" qui se trouvaient derrière nous ? Je ne sais. Toujours est-il que la meule nous protégea.
Il faut avoir vécu ces moments-là, avoir vu un pareil tableau pour connaître le spectacle et les horreurs de la boucherie humaine qu'on appelle "la guerre moderne !"
L'abattoir le plus dégoûtant, le plus hideux qu'on puisse voir ne peut qu'en donner une faible idée."
(A suivre…)
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