A l’approche du centenaire de la Première Guerre mondiale, la Meuse se lance dans une vaste politique de refondation de sa politique mémorielle. Le 9 juillet 2009, le conseil général votait un ambitieux projet visant à réinstaller le département comme acteur essentiel de la Grande Guerre. Un an après, où en est-on ? Serge Barcellini, directeur de la Mission histoire auprès du conseil général, répond à nos questions.
Qu'est-ce qui a présidé à la mise en place du rapport "Le Temps de l'Histoire" dans la Meuse ? Serge Barcellini : Le département de la Meuse, et plus spécialement le champ de bataille de Verdun, est le lieu par excellence de la mémoire de 14-18. Entre 1920 et 1980, Verdun n’a pas eu de concurrent. Avec les carillons commémoratifs réguliers que sont les commémorations de Verdun, le troisième dimanche du mois de juin, et tous les cinq ans, la venue du Premier ministre, et celle du président de la République, tous les dix ans, Verdun s’est imposé à tous. Les années 80 sont marquées par le réveil des autres sites de mémoire, ceux de la Somme, avec Péronne, et depuis 10 ans, ceux du Pas-de-Calais, de l'Aisne, de l'Alsace... Le champ de bataille de Verdun est entré dans le marché mémoriel concurrentiel, même si les visites annuelles demeurent importantes, entre 300 et 400 000 visiteurs en moyenne. Comment dès lors adapter le champ de bataille de Verdun, et globalement la Meuse, à cette concurrence ? Comment adapter ses champs de bataille face à une demande qui n'est plus celle de 1930 ? Tel est l’ambition du rapport "Le Temps de l’Histoire".
Quelles sont les propositions contenues dans ce plan ?Nous avons défini 32 projets, qui vont être progressivement mis en oeuvre. Le projet numéro un a été de structurer la Meuse mémorielle en cinq grandes zones : la ville de Verdun comme capitale mondiale de la Grande Guerre, le champ de bataille de Verdun, les sites de combat de Saint-Mihiel, les sites de combat de l'Argonne et l'arrière-front français. À partir de ce projet, 400 à 500 sites visitables ont été identifiés. Trois grandes dates fédératrices ont été définies : les "quatre jours de Verdun", en juin, la journée du patrimoine, qui se tient chaque troisième dimanche de septembre, et le 11 novembre. Ces dates sont aujourd’hui les supports d’une animation mémorielle refondée.
Vous dites vouloir réarticuler une offre face à une nouvelle demande. Quelle est cette demande et qu'est-ce que les gens attendent de sites comme Verdun ?Sociologiquement, nous avons plutôt à Verdun une demande de scolaires et de familles. Cela veut dire que l'on ne peut pas augmenter les prix d'entrée des musées. Cette clientèle est aussi une clientèle de proximité – la clientèle parisienne et internationale est limitée. Quant au public scolaire, on compte, à Verdun, entre 60 et 70 000 scolaires par an. C'est l'enseignement de l'histoire qui est le moteur de la visite. Mais lorsque ce n'est pas les scolaires, qu'est-ce qui prime ? Il y a 30 ans, c'était les pèlerins. Aujourd'hui, nous avons une formidable montée due à la généalogie familiale. C'est un des moteurs forts des visites des champs de bataille. Sur les 20 000 Américains qui viennent visiter le site de Saint-Mihiel et Romagne-sous-Montfaucon, la majorité sont à la recherche de leur aïeul. Nous sommes là dans une nouveauté : la réappropriation de la Première Guerre mondiale à travers l'histoire familiale. C'est ce que j'appelle le temps de l'Histoire. Après le temps du Souvenir (1918 à 1968), et le temps de la Mémoire (entre 1968 et 2008), est venu le temps de l’Histoire. Alors que le temps du souvenir partait du national vers l’individu, le temps de l’Histoire part de l’individu vers le national. Lors de la visite de Nicolas Sarkozy, le 11 novembre 2008, vous aviez ainsi pour la première fois des participants qui tenaient à bout de bras la photo de leur grand-père poilu.
C'est la raison pour laquelle l'une de vos propositions, dans votre rapport, consiste à mettre en ligne l'ensemble des fiches matriculaires ? Oui. Nous devons nous adapter à cette nouvelle demande. Or celle-ci est de plus en plus individualisée. Comment répondre à cette attente ? 8 500 000 combattants français ont participé à 14-18. 1 300 000 ont été tués. Ceux qui ont été tués possèdent une fiche "Mort pour la France" aujourd’hui mise en ligne sur le site "Mémoire des Hommes". Ce document est excessivement limité. Or nous possédons pour les 8 500 000 soldats, des fiches matriculaires détaillées, qui nous disent tout : la taille, la couleur des yeux, l'adresse, et, surtout, toutes les affectations entre 1914 et 1918. Ces fiches présentent deux défauts majeurs : leur propriétaire, l’Etat, les a redistribuées dans chaque département et leur encadrement juridique, jusqu'il y a peu, ne permettait pas de les mettre en ligne, car elles présentaient, pour certaines, des renseignements médicaux. Pour le centenaire, une dérogation sera sollicitée afin de pouvoir les numériser et les mettre en ligne. Ça veut dire que toute personne voulant construire sa généalogie pourra retrouver quelqu'un de sa famille, sachant que sur les 8 500 000 combattants français, entre 2 millions et 3 millions sont passés en Meuse.
L'autre proposition de votre rapport porte sur le classement Unesco du champ de bataille de Verdun. Où en est-on ? C’est un pari difficile. Un pari qui génère quantité de problèmes. Premièrement l’Unesco n'a en effet jamais classé de sites "guerriers", à l’exception des forts de Vauban. Deuxièmement, je soutiens depuis l'origine que l'on ne peut pas demander l’inscription de Verdun, mais que l'on est obligé de solliciter le classement du plus grand nombre de champs de bataille de la Grande Guerre en Europe. Pourquoi l'Unesco classerait Verdun et non un champ de bataille en Italie, ou en Roumanie ? L’enjeu de la globalité s’impose à nous.
Mais les classements sont toujours nationaux à l'Unesco ? C’est vrai. Rares ont été les classements à plusieurs entrées nationales… Il y en a quelques-uns. Mais je crois fondamentalement que cette approche est la bonne. Car beaucoup de pays sont concernés par ce conflit. L'Europe de l'Est se réveille et redécouvre 14-18, une manière pour elle de retrouver une identité nationale. Le Commonwealth accorde, comme chacun sait, une énorme importance à ce conflit. La Turquie aussi se réveille, dans le cadre de sa demande d’entrée dans l’Europe. Et l’on compte de nombreux pays d'Afrique qui redécouvrent ce conflit. Enfin, en France, les régions, les départements et un certain nombre de villes portent un intérêt qui va grandissant à la Grande Guerre. Je pense, par conséquent, que ces demandes vont être tellement fortes que le classement Unesco pourrait s'imposer de lui-même. Mais il faut savoir que nous ferons d'abord une demande de classement ouvert : on sollicitera l'inscription de quatre ou cinq sites avec la potentialité d'élargir ce classement lorsque les autres sites répondront aux critères. J'ajoute enfin qu'un autre classement sera entrepris, celui au patrimoine européen du champ de bataille de Verdun. Ce site est éminemment européen par son histoire (la division de l’Europe) et sa mémoire (la réconciliation).
Dans votre projet, vous faites des propositions pour la zone de "l'arrière-front français", soit le territoire du département en deçà de la ligne de front fixée après la victoire de la Marne. Qu'en est-il de l'arrière-front allemand ? L’arrière-front allemand par rapport à l'arrière-front français présente une différence essentielle : il est éphémère. Il commence en septembre-octobre 1914 et finit en septembre-octobre 1918. L'arrière-front français, lui, ne bouge plus à partir de 1914. L’arrière-front allemand disparaît avec les offensives de Saint-Mihiel et de Meuse-Argonne. Lorsque vous êtes en Argonne vous avez à la fois un arrière-front allemand et une mémoire américaine... Donc, à l'heure actuelle, l'idée est simple : c'est de sauvegarder sur le maximum de sites une mémoire allemande. Mais, pour cela, il faut que l'Allemagne soit partenaire.
Justement, les Allemands sont-ils associés à votre démarche ? Oui, mais lorsque l'on parle des Allemands, il faut savoir de qui il s'agit… L’Etat fédéral ne s'engage pas sur les politiques de mémoire – en France, c'est le contraire, puisque vous avez un ministère de la Défense qui est un acteur essentiel des grands projets mémoriels. En Allemagne, ce sont les Länders et certaines communes qui lancent des actions de mémoire. Mais ils le font sur leur territoire. Vous avez également la Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge, le service d'entretien des sépultures allemandes. Mais il n’intervient que dans les nécropoles… De même, il est difficile de s'appuyer sur les universitaires allemands, car la période de 14-18 est faiblement enseignée en Allemagne. Prenez Berlin, qui est une extraordinaire ville mémoire : la tombe du soldat inconnu de 14-18 n’est pas matérialisée et dans le musée historique de Berlin, la place de la Grande Guerre par rapport à la Seconde Guerre mondiale est infinitésimale. En installant le drapeau allemand sur le fort de Douaumont nous avons cependant montré notre volonté. A l’Allemagne désormais de saisir le partenariat.
Revenons au rapport "Le Temps de l'Histoire". Où en est-on de sa mise en place ? Le dossier avance. Si certains projets ont du mal à décoller en particulier ceux qui doivent se développer sur la commune de Verdun, nous serons prêts en 2014. La Meuse sera en capacité d'être attractive. Le programme du centenaire, qui prendra appui sur ses sites refondés pourra dès lors prendre son envol.
Quel rapport les Meusiens entretiennent-ils avec la mémoire 14-18 ?
Le travail sur le ressenti des Meusiens n'a jamais été effectué. J'en veux pour preuve un presque Meusien comme l'historien Fernand Braudel, qui ignore complètement la guerre 14-18. Il fait ses premières études sur la Meuse et en Meuse, il publie des dizaines de livres, mais jamais il ne parle de 14-18. Ce territoire a longtemps porté le deuil de son histoire. Il était devenu une zone de cimetières, un lieu de zone rouge, un département laissé-pour-compte, qui a vécu la Première guerre mondiale comme un fardeau, et, accessoirement, comme un lieu de pèlerinage. Tout le pari d’aujourd'hui est de montrer que l’histoire de la Première Guerre mondiale est un facteur positif de la vie économique à travers le tourisme qu’elle peut engendrer. La cathédrale de Reims est entrée dans l'histoire, pourquoi les champs de bataille ne le pourraient-ils pas ? Entrer dans l'histoire, c'est aussi entrer dans le tourisme historique.
Comment votre rapport a-t-il été accueilli dans le département ?
En Meuse, il y a un émiettement des acteurs mémoriels, et quand vous devez faire quelque chose il faut d'abord vous entendre avec eux. Mon rapport a donc été voté, mais sa mise en œuvre est longue. Je vais vous donner un exemple : dans le texte qui a été voté, il est prévu que l'ossuaire de Verdun soit réadapté dans sa scénographie et devienne le lieu de la mémoire sacrée. Ce point particulier du texte a été approuvé par tous. L'ossuaire de Verdun, qui a vu le jour grâce à Mgr Ginisty, évêque de Verdun et qui rassemble les ossements de 160 000 soldats, Français et Allemands est un lieu profondément sacré, patriotique et religieux... Et lorsque vous souhaitez appliquer ce point du texte et que vous demandez que les vitrines, qui contiennent des casques, des obus, des fusils, qui n'ont rien à voir avec la mémoire du sacré soient déplacées, vous n'y arrivez pas. On vous répond que cela fait 50 ans que ce casque est là et qu'il ne doit pas être bougé. Un autre exemple : le règlement du champ de bataille de Verdun est assorti de multiples interdictions qui datent des années 1930. Ce règlement doit être repensé.
Avez-vous rencontré d'autres résistances dans la mise en place de votre rapport ?
Oui. Ne serait-ce que sur les mots. Lorsque j'ai parlé d'une nécessaire adaptation à la demande sociétale, on m'a répondu que puisque le site de Verdun était sacré il n'y avait pas de raison de s'adapter. Mais il y a aussi des résistances économiques, des craintes que le développement du champ de bataille amoindrisse d'autres sites. Enfin, il y a des résistances dues à l'histoire associative. Lorsque vous avez en face de vous des associations qui ont été créées en 1920, et dont la philosophie date de cette époque, vous avez du mal à expliquer qu'il faut tenir compte de l’évolution de la société. Mais il n'y a pas de raison qu'on n'y arrive pas ! En deux ans, les associations ont adhéré à 99 % à cette politique, et celle-ci se met en œuvre progressivement.
L'idée des "Quatre Jours de Verdun" est d’encadrer la commémoration traditionnelle de Verdun, cérémonie qui a été créée en 1920, dans une thématique annuelle, avec un colloque, des expositions, des publications, des épreuves sportives, etc. En 2009, le thème était celui des tranchées, en 2010, celui des peintres de la Grande guerre, avec trois expositions, un colloque, une marche sportive, les cérémonies traditionnelles. Pour la journée du patrimoine, les 18 et 19 septembre derniers, on a ouvert un certain nombre de sites ; l'année dernière on en comptait 19. Enfin, pour le 11 novembre 2008, le Président de la République est venu, et le 11 novembre 2010, on fêtera le 90e anniversaire du choix du soldat inconnu (de nombreuses opérations sont prévues autour de cet anniversaire, NDR).
A-t-on une idée de retombées économiques que ce plan peut apporter ?
Très honnêtement, c'est difficile. Si on s'y prend bien, plusieurs milliers d'emplois pourraient être créés de manière directe et indirecte. La potentialité de la Meuse, c'est un million de visiteurs. Ce volume a existé dans les années 1930, mais la demande de la société à l'époque n'était pas la même : c'était une demande de pèlerinages funéraires.
Que répondez-vous à ceux qui sont hérissés par ce passage du temps du souvenir, que vous avez évoqué au début de l'entretien, à celui du tourisme historique ?
C'est à mon sens strictement un problème générationnel. Le temps du souvenir, c'est deux générations. La mémoire, c'est deux générations. Le temps de l'Histoire s'ouvre après la quatrième génération. Si vous mettez 25 ans par génération, nous sommes que nous le voulions ou non entrés dans le Temps de l’Histoire. Il nous appartient donc de conclure cette mutation en respectant les croyances de chacun.
Et ceux qui évoquent une "disneylandisation" de Verdun à propos de vos propositions ?
L’un des débats aujourd'hui en Meuse tourne autour de la sacralisation ou non du champ de bataille. Il y a ceux qui souhaitent mettre sous cloche ce lieu, et ceux qui s'opposent à cette politique. Les premiers accusent les seconds de vouloir "disnelylandiser" le champ de bataille. Moi je dis simplement qu'il faut adapter les champs de bataille à la demande de la société d'aujourd'hui. C'est quoi la sacralisation ? Le champ de bataille de Verdun a déjà été sacralisé une fois, lorsqu'on l’a livré à la forêt contre l'avis des anciens combattants. Les vétérans ont combattu la transformation de ce lieu en "zone rouge". Pour eux, c'était une catastrophe. Le même débat s’ouvre à nouveau, faut-il transformer le champ de bataille de Verdun en parc naturel. Si ce projet aboutit, ce sera la victoire des coléoptères et des grenouilles à ventre jaune sur l'Histoire ! Je suis opposé à ce projet. Il faut que toutes les générations s'approprient ce champ de bataille, qui appartient à une histoire commune de l'Europe. Si l’environnement doit être au centre de notre réflexion, l’Histoire avec un grand H doit demeurer le moteur de l’aménagement des sites.
Mais que répondez-vous à ceux qui disent que Verdun va perdre son âme dans cette opération ?
Sur le champ de bataille de Verdun, vous avez grosso modo trois types de sites. Des sites historiques, comme le fort de Vaux, le fort de Douaumont, Froideterre, Souville… Ces lieux, il faut en garder l'authenticité au maximum. Il faut que les visiteurs aient l'impression que c'était comme ça, le 11 novembre 1918 - ce qui est le cas d'ailleurs. Vous avez également des sites de mémoire funéraire : ossuaires, nécropoles… Là, il faut garder cette mémoire, mais surtout l'expliquer, lui donner un sens. Il n'est pas toujours facile pour des promeneurs de comprendre le sens de la tranchée des baïonnettes. Enfin vous avez le mémorial qui est le site pédagogique par excellence. Il doit être renforcé. Cette politique n’a rien à voir avec une quelconque "disneylandisation". L'implantation d'une stèle à Fleury-devant-Douaumont, en mémoire des lieutenants Herduin et Millant, deux fusillés pour l'exemple, est-ce de la «disneylandisation » ? En érigeant ce monument, je trouve au contraire que l'on répond aux interrogations que peut se poser aujourd'hui la société contemporaine.
Beaucoup de gens craignent que l'on trouve des restaurants, des magasins…
On a un seul restaurant sur le champ de bataille. Il s'appelle "L'Abri du Pèlerin". C'est un lieu extraordinaire où sont passés : Pétain, Poincaré, Genevoix… Aucun autre restaurant ne doit être construit. Verdun doit être la ville de l’accueil des touristes.
Comment allez-vous vous adapter face à l'offre du musée de Meaux sur la Grande guerre, qui ouvrira ses portes en 2014 ?
Si l'on répond par un musée à un musée, par une scénographie à une scénographie, on ne gagnera pas. Il n'y a plus de place pour un grand musée sur la guerre 14-18 après Meaux. L'investissement pour ce musée coûtera deux à trois fois celui mis en place pour la politique mémorielle en Meuse ! Alors quels sont les atouts de la Meuse face à cette création ? L'authenticité. L’authenticité de 500 sites visitables. Dans la région de Verdun vous avez une histoire, une mémoire. Ici les hommes se sont battus. L'offre de Meaux, celle de la scénographie, est donc complémentaire de celle que nous offrons à Verdun. Le Centenaire sera celui du retour à l’authenticité ou il ne sera pas. Face à ce défi, le département de la Meuse est le mieux placé.
Interview réalisée en août 2010. Merci à Serge Barcellini d'avoir répondu positivement à ma demande. Les 32 projets de la Mission Histoire sont détaillés dans un document à télécharger
à cette adresse.
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