Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
Comment consulter cette page ? Vous pouvez lire progressivement les messages, qui ne respectent pas un ordre chronologique (ils évoquent, par exemple, l'année 1915 ou 1914). Vous pouvez aussi avoir envie de vous attarder sur une année ou un secteur géographique : pour cela, cliquez dans la colonne à gauche dans la rubrique "Pages d'histoire du 36e" sur la période et le lieu qui vous intéressent. Tous les messages seront alors rassemblés pour vous selon l'ordre de publication.
Comment rentrer en contact ? Pour de plus amples renseignements sur ce site, ou me faire parvenir une copie de vos documents, vos souvenirs ou remarques, écrivez-moi. Mon adresse : jerome.verroust@gmail.com. Je vous souhaite une agréable lecture.

Avertissement : Si pour une raison quelconque, un ayant-droit d'une des personnes référencées sur ce site désire le retrait de la (les) photo(s) et des informations qui l'accompagnent, qu'il me contacte.

7 oct. 2008

Danse macabre à Courgivaux (I)

Continuons le récit de Fernand Le Bailly avec l'attaque du 36e RI sur Courgivaux dans la nuit du 6 au 7 septembre 1914 (ci-dessus : le sud du village aujourd'hui : le silo marque l'emplacement de la ferme du Bel-Air, en feu lors de ces deux journées. Dans le prolongement du pylône se trouve le cimetière de Courgivaux.)

"A 2 ½ du matin, tout le régiment, par lignes de section, se faufilait dans les bois avoisinant Courgivaux. C'est à ce moment que le capitaine Malfre me fit l'honneur de me demander si je voulais être un de ses hommes de liaison. Il en choisit trois autres parmi ceux qui s'étaient déjà battus. Je devais rester son homme de confiance jusqu'au jour où, à côté de moi, un obus lui fracassa toute la partie gauche du corps. Vers 4 h du matin, les Allemands commencèrent la danse. Ce fut pendant cinq heures une orgie de coups de fusils, de mitrailleuses et d'obus de part et d'autre.
Notre artillerie tirait à 1400 m et nous à 800 m. Puis le capitaine Malfre m'envoya dire aux sections de la compagnie
(Le Bailly appartient à la 6e compagnie, NDLC) de se porter dans la plaine, en tirailleurs. Là, je l'avoue, j'ai hésité quelques secondes, les psss ! psss ! des balles me sifflaient aux oreilles et les tac tac produits par leur arrivée sur les arbres me fit reculer et coucher deux fois ; cette musique étrange accompagnée par les cris des malheureux qui déjà tombaient morts ou blessés, me cloua, je le confesse, en me traitant de poltron intérieurement… j'avais vaincu la peur.
Que ceux qui ont passé par là et qui se targuent de n'avoir jamais ressenti la moindre émotion s'estiment fiers d'eux-mêmes. Personnellement, je demande pardon aux miens de cette faiblesse passagère, sûrs d'avance qu'ils m'ont déjà pardonné puisque… depuis, je le jure, je n'ai jamais faibli !

Ah cette plaine avec sa crête derrière laquelle on apercevait le village, je le reverrai tout le temps que je vivrai.
Tous ces hommes couchés à plat ventre, tirant sans cesse, étaient magnifiques de calme et de sang froid.

Par bonds et par escouades, ils se rapprochaient du village, cependant que les Allemands, à coups de mitrailleuses, de fusils et d'obus, balayaient la dite plaine et semaient la mort dans nos rangs.

Au-dessus de nos têtes, nos 75 arrosaient copieusement l'entrée du village par un tir dit «
de barrage » afin d'empêcher l'ennemi d'en déboucher et je regardais ce spectacle à côté du capitaine Malfre, debout comme lui, au milieu de cette plaine où déjà plus d'un tiers des nôtres restaient en arrière, très surpris de constater que malgré cette pluie d'enfer, il y avait encore moyen de trouver des vides sans se faire tuer.
Quant à mes trois camarades, ils s'étaient tranquillement mis à plat ventre et faisaient du tir rapide. A côté de moi, à mes pieds, un «
poilu » ne cessait de tempêter et pour cause : une balle venait de déchirer littéralement sa gamelle ; un autre voyait son fusil voltiger en l'air sous l'impulsion d'un éclat d'obus ; un autre trouvait qu'on « n'avançait pas assez vite » ."

(A suivre...)

3 oct. 2008

Un anniversaire sous les bombes

Reprenons le fil du témoignage de Fernand Le Bailly ce samedi 5 septembre 1914, à la veille de la bataille de la Marne. Une journée bien spéciale pour mon arrière-grand-père : versé dans le 36e régiment d'infanterie, il vient d'entendre la lecture de l'appel de Joffre, il a vu un soldat fusillé pour pillage, et un bombardement se rapproche... Voici comment ces quelques heures seront par la suite relatées dans son carnet :

"Nous restâmes là quatre heures, sans bouger, blottis dans des trous creusés à la hâte avec nos outils portatifs. Puis… le soir vint, les obus tombaient toujours mais s'éloignaient de nous et c'est alors que dans une pensée rapide je revis tous ceux que j'aime et je me souviens que ce jour là… était mon anniversaire de naissance (le 5/09/1880, NDLC).
En face de nous, un tableau saisissant s'offrait : une quinzaine de villages flambaient ; c'est alors que 16 canons de 75 vinrent se mettre derrière nous, à environ 200 mètres et qu'à raison de 14 coups à la minute chacun… Ils préparèrent l'action que nous devions commencer le lendemain au petit jour sur le village de Courgivaux (en réalité, le 36e attaque Courgivaux le 7 septembre).
Nous fîmes le café et nous nous étendîmes.
Dire que j'ai dormi : non. Dire que j'ai eu peur aux premiers obus : non. Un pincement violent au cœur qui se mit à battre à outrance pendant une minute à peine, telle est la sensation que j'ai ressentie en recevant le baptême des « marmites ».

Il est vrai que le capitaine Malfre nous avait de suite rassurés en se promenant tranquillement au milieu de tous ces éclatements, la cigarette aux lèvres, les mains derrière le dos et quand l'un de nous était inquiet… je l'entends encore «
Mais mon gars, ce n'est rien… ce ne sont que des petits obus, ceux-là ne peuvent qu'à peine te blesser »…"

Au même moment, deux autre régiments de la 5e DI, le 74e régiment d'infanterie et le 129e, sont engagés dans la reprise du village de Courgivaux. Le combat dure la journée entière et reste inscrit au panthéon de la division : la défense des sections de mitrailleuses Thorel et Jougla, du 74e, le petit cimetière transformé en fortin, le tir à bout portant des batteries du 43e régiment d'artillerie de campagne, le général Mangin, selon la légende, faisant le coup de feu pipe à la bouche et bottes cirées... Au soir, le petit bourg reste néanmoins aux mains des Allemands. Le 36e RI est alors jeté dans la fournaise avec l'ordre de s'en emparer.

(Photo : le monument aux morts au centre de la nécropole de Courgivaux, créée en septembre 1914)

26 sept. 2008

La 7e compagnie au clair de lune

Photo panorama : la plaine, au nord des bois de Beaumarais, où se tenait le petit poste de la meule de paille, attaqué par la 7e compagnie le 12 janvier 1915. La ferme de la Renaissance, à gauche, a été construite après guerre.

A peine installé dans les bois de Beaumarais, en décembre 1914, le 36e régiment d'infanterie s'enquiert de l'invisible frontière qui le sépare de son adversaire. Dans le froid, la pluie ou le brouillard, aux premières reconnaissances succèdent d'incessantes patrouilles du no man's land. Cet espace – le "bled" comme l'appelle les combattants – court de la plaine, à l'ouest des bois, aux terres marécageuses au bas du village de Craonne, et va se perdre dans la grande platitude orientale en direction de la Ville-aux-Bois. Plusieurs sites aménagés en poste d'écoute dans cette zone font l'objet d'une constante observation des Allemands comme des Français: les meules de la route de Craonne à Craonnelle, le jardin potager au pied du mont Hermel, les bois de Chevreux et, plus à l'est, la petite bande boisée du Bonnet Persan, au-delà de la route de Corbény.
Et puis il y a le petit poste de la meule de paille, construit par les Allemands 200 m en avant de leurs tranchées, dans un champ en friche, le long de la route de Ville-aux-bois à Chevreux. Cette position avancée s'organise autour d'un gros tas de foin, entouré par une ceinture de barbelés de plusieurs mètres d'épaisseur. Son effectif est estimé à une quinzaine d'hommes. Le 11 janvier, l'ordre tombe de s'en emparer et de l'occuper. C'est la 7e compagnie qui est désignée, le chef de bataillon Craplet souhaitant tester la valeur de ses hommes. Le sous-lieutenent Charles Osmond est chargé de la mission. Ce dernier, comptable à la Société Générale de Saint-Lô dans le civil, parti comme sergent et promu le 2 octobre, est loué par les officiers supérieurs pour son "énergie" et son "calme parfait". Avec le capitaine Le Rasle (déjà évoqué), il met l'opération au point dans ses moindres détails.
Et le 12 janvier, à 2 heures du matin, il s'enfonce dans la nuit accompagné d'une section de 40 hommes. La suite de ce coup de main est racontée par Le Rasle dans son rapport daté du même jour : "(La patrouille) a pu arriver à environ 40 m de la meule sans être éventée. Un sergent et 2 patrouilleurs purent s'avancer jusqu'à quelques mètres et rendre compte que le poste n'était pas couvert par des fils de fer. Le reconnaissance fut éventée à ce moment, et le poste ennemi ouvrit un feu assez nourri qui, heureusement, était dirigé un peu à gauche de la section. Le sous-lieutenant Osmond fit mettre baïonnette au canon pour s'élancer sur le poste. Au bruit que l'ennemi entendit sur sa gauche, le poste allemand s'enfuit en se dispersant au galop dans la direction du bois de Chevreux (ils étaient une douzaine). La section, occupa immédiatement l'emplacement et commença à aménager le fossé de la route et quelques trous de tirailleurs existant." Après avoir laissé en poste un sergent et douze hommes, la section du sous-lieutenant Osmond revient dans les bois de Beaumarais. Puis, dans les jours qui suivent cette petite incursion, des travaux d'aménagement sont entrepris. Une sape, longue de 200 m, conduisant au petit poste est creusée par les Français, et une occupation du poste "sans dicontinuer" est décidée. Enfin, Charles Osmond est cité à l'ordre du jour et a même droit aux honneurs de la presse, sous la forme d'un entrefilet dans Le Moniteur du Calavdos, qui paraît dans la semaine du 4 au 11 février 1915 !

A lire sur ce blog, la mort de Charles Osmond

23 sept. 2008

Au-delà du Styx

Photo : le monument aux morts et l'église de Neuville-Saint-Vaast. Merci à Thierry Cornet qui a rendu cette photo possible.

En dépassant les portes de Neuville-Saint-Vaast, dans la nuit du 25 au 26 mai, le 36e régiment d'infanterie franchit les rives du Styx. Depuis dix-sept jours, alors que Joffre a donné le coup d'envoi d'une deuxième offensive dans l'Artois, le nord d'Arras est devenu une antichambre de l'enfer. Accrochée aux pentes de la crête de Vimy, l'armée française du général d'Urbal se brise en ressacs sanglants contre la ligne allemande. A l'inverse, elle doit, dès le 22 mai, repousser de sanglantes contre-attaques. Dans le secteur sud, cette ligne de feu ininterrompue est particulièrement violente aux points d'appui organisés par les Allemands. Des "Ouvrages Blancs", dans la plaine, face à Mont-Saint-Eloi, jusqu'au "Labyrinthe", vaste zone équipée d'abris bétonnés, de casemates et de nids de mitrailleuses, c'est un ouragan de feu ininterrompu. La 10e brigade, qui comprend le 36e et le 129e, est est chargée "d'assurer l'inviolabilité du front qui lui est confié et de poursuivre l'aménagement du secteur en vue d'attaques prochaines."
A quoi ressemblait Neuville-Saint-Vaast à la veille de cette attaque ? Quelques textes témoignent du degré de sophistication de sa défense. Dans un article paru le 12 juin 1915 dans la revue L'illustration, intitulé "La défensive allemande", le journaliste rapporte qu'en Artois "les tranchées et les boyaux de communication sont très profonds et très étroits. (...) Les maisons des villages sont organisées spécialement pour la défense pied à pied. (...). Les murs de clôture, les haies masquent des tranchées, défendues en avant par des défenses accessoires formidables. Des canons, des obusiers, des minenwerfer sont placés aux points intéressants. Les maisons sont percées et reliées les unes aux autres soit par des boyaux, soit par des cheminements défilés. De distance en distance se trouvent des caisses de grenades et de pétards, régulièrement réparties le long des tranchées ou des boyaux." Une note de l'état-major du 3e corps d'armée, datée du 24 juin, trouvée dans les rapports d'opérations du 3e bureau, complète cette description en indiquant qu'à l'intérieur de Neuville-Saint-Vaast, dont la rue principale était doublée par une voie ferrée de 0,60 m, les Allemands avaient organisé un fortin doté de plusieurs abris, dont un creusé à 3 m au-dessous du sol. Un grand nombre de caves de maisons individuelles étaient étayées, certaines étant pourvues d'un coffrage en planche. Elles étaient également équipées en plusieurs points d'emplacements pour mitrailleuses tirant par des soupiraux situés légèrement au-dessus du sol. Au rez-de-chaussée, ces caves étaient protégées par un matelas protecteur composé de matériaux de démolition, de sacs à terre, de madriers, et, parfois, d'un bétonnage. Certaines de ces cavités, occupées par une même unité ou un même service, étaient reliées entre elles.
C'est donc à l'assaut d'une forteresse bourrée de pièges et de chausses-trappes que le 36e RI s'élance le 26 mai au petit matin.

17 sept. 2008

"En avant Normandie !"

Légende de la photo dans l’album de Fernand Le Bailly :"Notre tranchée de 1ère ligne. Cavaliers de Courcy, décembre 1914."

Dans l'interminable plaine champenoise et sur les cavaliers de Courcy, pendant l'hiver 1914-1915, les patrouilles du 36e régiment d'infanterie se succèdent afin de reconnaître les positions de l'ennemi. Certaines reconnaissances, comme celle du lieutenant Le Rasle (évoqué ici), se terminent tragiquement. La plupart connaissent toutefois une issue heureuse. Ont-elles inspiré Roland Dorgelès, mitrailleur au 39e RI (qui est lui aussi passé par ces mêmes lieux), au moment de la rédaction des Croix de bois ? Voici une scène du roman pour s'en convaincre.


"Tac ! Un coup de feu claque sec, venant des lignes boches. Puis un autre, aussitôt… Les hommes qui rêvassaient à leur créneau se sont brusquement redressés. Nous écoutons, anxieux. Un instant se passe, puis quelques coups de feu partent à la débandade, et la fusillade gagne en crépitant.
— Ils tirent sur la patrouille !
Une fusée ennemie tire son trait blanc et éclate. Une autre siffle à droite, puis à gauche, et leurs yeux fulgurants, balancés par le vent, épient la plaine réveillée. Rien n’y bouge, les nôtres sont planqués. Face à nous, toute la ligne allemande tire : les balles miaulent au-dessus de la tranchée, très bas, et plusieurs claquent sur le parapet, comme des coups de fouet. Dans ce bruit de fusillade, le crépitement régulier d’une mitrailleuse domine, exaspérant. Gare ! une fusée verte ! les Boches demandent l’artillerie. Nous attendons, un peu plus courbés derrière nos créneaux. Cinq coups éclatent, en gerbes rouges, cinq shrapnells bien en ligne. Leur lueur soudaine éclaire les dos ronds et les têtes qui s’enfoncent. Dans la plaine, dispersés, des obus éclatent, percutants et fusants. Quelques minutes de fracas et, sans raison, tout se tait ; le canon a passé sa colère. La fusillade aussi s’est arrêtée.
— Faites passer, ne tirez pas… La patrouille est dehors, commande une voix.
— Faites passer, ne tirez pas.
Le commandement arrive, passe, s’éloigne. Nous guettons, nous écoutons… Clac ! À quelques pas, un coup de feu brise le silence. Mais il est fou, celui-là ? Clac ! Encore un…
— Ne tirez pas, bon Dieu ! crie le sergent Berthier qui est sorti de son gourbi. C’est la patrouille qui rentre.
Au même instant j’entends dans les ténèbres une voix qui grelotte. On dirait qu’on chante… Mais oui, c’est une chanson :

Je veux revoir ma Normandie…

Derrière moi, Fouillard rit. Et je ris aussi malgré moi, le cœur serré. C’est tragique et burlesque cette romance bredouillée dans le noir. La voix se rapproche et cesse de chanter :
— Ne tirez pas… Verneau, de la quatrième… Patrouille. !
Mais un autre, plus loin, a repris le refrain, d’une voix étouffée :

ma Normandie,
C’est le pays qui m a donné le jour…

Plus loin encore, on en entend un troisième qui siffle, perdu dans les champs d’ombre :

En avant la Normandie !

Partout, dans les champs noirs, on entend les voix assourdies qui fredonnent et des sifflotements peureux, au ras des champs. C’est comme un retour de foire, saisissant et bouffon. Pour se garder d’une ruse des Allemands, qui peuvent avoir surpris le mot, on a ordonné aux patrouilles de chanter des airs du pays, pour se faire reconnaître. Et rampant dans les betteraves dures, se traînant, ils chantent. Leurs voix étranglées rôdent, de l’autre côté de la broussaille barbelée ; ils cherchent la chicane…"
(Les Croix de Bois, Roland Dorgelès, 1964)

11 sept. 2008

Les deux guerres de Fernand Mathias

Quelques jours avant la contre-offensive générale du 18 juillet 1918, le 36e régiment d'infanterie exécute une opération couronnée de succès près d'Antheuil, dans l'Oise. Voici un petit texte transposé des souvenirs laissés par Fernand Mathias, adjudant-chef au 36e, qui a participé à cet engagement. Merci à Ghislaine Mathias et à la famille de Fernand Mathias pour leurs informations (Photos DR).

9 juillet 1968 - "Politique étrangère encore, 43 morts, 67 blessés, tel est ce bilan du bombardement de Suez effectué hier par l'artillerie israélienne..." La voix de Jacqueline Baudrier soliloque depuis quelques minutes à l'antenne de France Inter. Fernand Mathias ne l'écoute plus. Les yeux bleu-gris perdus dans le vague, l'homme s'abandonne aux images et à ses souvenirs qui reviennent invariablement pour ce jour anniversaire.
9 juillet 1968-9 juillet 1918. Il y a cinquante ans, pratiquement heure pour heure, alors qu'il était au 36e régiment d'infanterie, il était évacué d'Antheuil, dans l'Oise, le cou et le poumon perforés par une balle. Cinquante ans ! Un demi-siècle exactement. Que de chemin parcouru depuis sa mobilisation, en août 14, au 24e régiment d'infanterie. Un mois plus tard, il avait été blessé à Loivre d'une balle au pied. Soigné, il était venu regonfler les effectifs du 36e RI, en novembre 1915, décimé par les combats dans Neuville-saint-Vaast.
Cinquante ans. Comme chaque année, ses premières pensées retournaient immuablement vers ses camarades disparus sur les champs de bataille de Verdun, dans l'Aisne, dans les Flandres... Et vers cet étrange plateau lunaire, bordé par l'Aronde, où il avait échappé à la mort plus d'une fois lors de cet été 1918. Le 36e était arrivé le 10 juin dans ce secteur. Il revenait du mont Kemmel, en Belgique, le moral à l'étiage. En retrait de l'offensive Mangin, le régiment était resté vers Gournay, en bordure des marais, où le mot d'ordre était de "tenir et durer". Mais vers la fin du mois, les opérations et coups de main avaient repris. Le 22, Fernand avait facilité une incursion sur un PC allemand en attirant sur lui les feux de l'ennemi. Il y avait gagné une citation à l'ordre de la division. Et le 9 juillet, il avait récidivé en entraînant sa section à l'assaut de la ferme des Loges. On était loin des combats de 1914 la fleur au fusil ! Il fallait voir le matériel réuni : tanks, grenades incendiaires, avions, lance-flammes... En pleine nuit, une fois l'orage passé, ils avaient couru vers la ferme des Loges et l'avaient enflammée. Puis ils s'étaient battus, pratiquement au corps à corps, contre les ennemis organisés dans les talus du chemin creux. Fernand avait été blessé à ce moment-là. Soigné à Angoulême, il était revenu dans son régiment début août et avait participé à la "poursuite finale".
A la démobilisation, après sept années sous les drapeaux, Fernand avait retrouvé une activité dans les chemins de fer dans la région rouennaise. Il aurait pu, comme beaucoup, se sentir écrasé par ces années de souvenirs sanglants. Il n'en avait rien été. Cette guerre se terminait. Une nouvelle démarrait, cette fois pour son village normand, Alizay, dans l'Eure. Il s'était distingué, là encore, par quelques "hauts faits" : ses trois mandats de maire (1953, 1959 et 1965), l'extension industrielle du bourg après la Seconde Guerre mondiale, la sérénité retrouvée de ses habitants, l'implantation de la Société industrielle de cellulose en 1954, la visite de Nikita Khroutchev... Et puis il y a avait sa femme Augustine, qui avait été sa "marraine de guerre" : le 19 octobre prochain, presque un mois avant le cinquantenaire de l'armistice, ils allaient fêter leur jubilé de vie commune. Décidément, la fin de cette année allait être chargée !