Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
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9 avr. 2008

(Voyage, suite) ... au récit de Jean Hugo


Légende de la photo dans l’album de Fernand Le Bailly : "Arrivant de Craonne, le 36e descend des 'autos' en route pour Neuville-Saint-Vaast qu'il a mission de reprendre aux 'Boches'. Auxi-le-Château, 27 mai 1915."

Le voyage du 36e RI, en mai 1915, des bois de Beaumarais jusqu'en Artois, est également raconté sous la plume de Jean Hugo, qui nous rapporte une version du refrain du régiment (mais que veut dire "coucher à la polo"??) :

"On nous embarqua le lendemain à une heure de l'après-midi, dans des wagons à bestiaux non aménagés, c'est-à-dire non meublés de bancs.

Le clairon sonna le garde-à-vous, le commandant hurla quelques jurons, l'officier du jour, jugulaire au menton, fit remonter les jambes qui pendaient aux portes des wagons et le train partit. Les grappes de soldats tachaient de bleu, à intervalles réguliers, le long train noir. Nous roulions lentement à travers un paysage verdoyant et paisible, le long des parcs pleins d'ombre et d'eaux dormantes. Aux passages à niveau on nous envoyait des baisers. Dans un cimetière, un vieux couple en deuil priait sur une tombe militaire : la vieille dame tenait dans une main son mouchoir ; de l'autre elle nous montra la tombe ; le vieillard nous salua d'un grand geste.
A sept heures du soir, le train s'arrêta quelque temps au Bourget. Des femmes qui passaient sur un pont au dessus de nos têtes nous jetèrent des cigarettes, des journaux et des bananes. On contourna Paris par le nord : la tour Eiffel se dessinait sur le ciel jaune. Beaucoup de Parisiens du régiment ne l'avaient pas vue depuis dix mois. Ils criaient :
– Ah, Pantruche ! Ah, Paname !
Aiguillé vers le nord, le train accéléra son allure. La nuit tomba. L'air fraichit. On ne vit plus que des talus bleus. Les hommes s'endormirent entassés les uns sur les autres. A Amiens, vers la fin de la nuit, le commandant descendit, traversa les voies au pas de course en boutonnant sa vareuse, entra pour un instant au bureau militaire, et remonta dans le train qui repartit. Le jour se leva sur l'Artois. La plaine paraissait nue de loin, mais en s'approchant on découvrait des rides profondes où parmi les ormeaux et les vergers se cachaient des chaumières basses, crépies à la chaux. Chaque village abritait un escadron de cavalerie, chacun avait sa piste de promenade, son manège dans un verger, ses obstacles. Un chasseur à cheval fumait sa pipe, accoudé à la barrière d'un champ.
– Ça chie, dit-il, de quel corps que c'est le 36e ?
– Du troisième
– Depuis deux jours il ne passe que du 3e corps. Vous venez remplacer des gens du Midi qui ont refusé de sortir des tranchées.
A Auxi-le-Château, le clairon sonna le refrain du régiment :

Au 36e de ligne,
Bon Dieu quelle discipline !
Au 36e c'est rigolo,
On couche toujours à la polo

C'était le signal de l'arrivée. On nous fit descendre des wagons. A ce moment, les officiers et sous-officiers du 12e cuirassiers, cantonnés dans le bourg, passaient lentement par petits groupes, vêtus de noir et de rouge, coiffés de bonnets de police noirs. Leurs boutons bien astiqués et leurs galons brillaient au soleil. Ils allaient déjeuner. Les sous-officiers nous regardèrent avec mépris. Les officiers ne tournèrent même pas la tête.
Des camions nous attendaient pour nous emmener vers l'inconnu. Les conducteurs de ces camions eux-mêmes ne savent pas où ils vont ; ils suivent le camion qui les précède ; s'il tourne, ils tournent ; s'il ralentit, ils ralentissent ; s'il s'arrête, ils s'arrêtent. La poussière nous couvrait et nous changeait en statues. A la sortie d'un village, caché comme tous les autres au fond d'un vallon, la colonne s'arrêta. On nous aligna près d'un calvaire entouré de sapins. Le commandant rassembla les officiers et s'épongea le front. Un lieutenant de dragons passa sur la route, à cheval, en promenade ; ses manchettes empesées dépassaient de sa tunique noire à col blanc. Tout à coup une sirène mugit, le commandant hurla :
– Debout !
On se jeta aux faisceaux, les officiers saluèrent, une automobile passa comme un éclair. J'eus le temps de voir une silhouette sombre, un noir sourcil froncé, une main basanée qui saluait, deux étoiles sur un képi bleu. C'était le général Mangin.
On s'arrêta au village de Sus-Saint-Léger. Le cantonnement qui échut à ma compagnie était une ferme bâtie en fer à cheval, selon l'usage de ce pays ; un trottoir, sur lequel s'ouvraient les portes et les fenêtres, surplombait la cour emplie de fumier et de purin. Mes hommes couchaient dans les étables et bivouaquaient dans le verger où quelques grands ormeaux se mêlaient aux pommiers. Je m'installai près de l'écurie, dans un réduit plein de paille et encombré de vieux harnais. Devant la maison voisine, le lieutenant Hélouis, un bellâtre à longues moustaches qui commandait la compagnie, était assis entre les deux petites villageoises en robes de pilou, qui semblaient épouvantées. Il avait le sang au visage et les yeux hors de la tête. On entendait le canon au loin. Dans le verger, les soldats limaient des bagues d'aluminium.

Au fond du vallon, près de l'abreuvoir et de l'église, on servait de la bière coupée d'eau dans la salle trop étroite du café. En face, une maison blanche et silencieuse se cachait au fond d'un parc. On hâtait le pas et on baissait la voix en passant devant la grille où pendait le fanion du général. Dans un pré à l'herbe pelée, la musique jouait :

Les voyez-vous
Les hussards, les dragons, la garde ?
Ils saluent tous
L'empereur qui les regarde !

Le colonel, un peu à l'écart, tortillait d'une main sa barbiche, l'autre main derrière le dos. Son petit chien borgne le suivait. "

Jean Hugo (Le Regard de la Mémoire, Actes Sud, 1992)

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