Graduellement, les nuages noirs s'accumulent sur la tête du jeune Roger Couturier, à quelques jours de son premier engagement à Neuville-Saint-Vaast, le 5 juin 1915. Le 31 mai, dans une lettre adressée à sa mère, il raconte qu'un dépôt de cartouches et de fusées explose près de lui. "J'ai reçu pendant l'explosion un assez gros morceau de grenade brûlant, sur le col de ma capote (...) Vers 5 heures, au plus fort du bombardement, le plafond de mon abri et de celui de N... s'écroule sur nous, mon camarade est enterré sous les débris : il s'en sort tant bien que mal. Nous rions de tout coeur." Le 2 juin, c'est le lieutenant Engerand, "un ami pour moi", qui est blessé à la cuisse et à la hanche en circulant dans la tranchée pour donner un ordre (voir la mention au JMO). Son camarade évacué, Couturier se retrouve seul avec ses compagnons d'instruction.
Puis le 5 juin, alors que son bataillon est lancé dans la bataille (lire le récit "militaire" de cette journée ici), il est blessé dans des circonstances sur lesquelles il revient dans un courrier adressé cinq jours plus tard : "10 juin... Hautes Avesnes... Je t'ai donné ces derniers jours bien peu de détails dans mes lettres, mais c'est que je n'étais plus à Neuville. Je t'avais dit que j'avais perdu mon sac et ma musette dans des circonstances telles que je n'avais pu les rechercher. Voici l'explication, mais tout d'abord ne t'émotionne pas... J'ai été blessé le 5 de ce mois à 3 heures après midi ; j'ai été amené ici le 6 à une heure du matin (soit 10 heures après sa blessure, NDR). J'avais par éclats de grenade une plaie à l'arcade sourcillière et une au cuir chevelu ; de plus une contusion à la poitrine due à un éclat d'obus (Jean Hugo, à la 6e compagnie est lui aussi blessé, lire ici)... En additionnant toutes ces "horribles blessures", tu vois, maman aimée, qu'il y a somme toute pas même de quoi en parler. Je n'ai pas voulu t'effrayer, c'est pourquoi je t'ai laissé croire que j'étais toujours là-bas. C'est d'ailleurs un bonheur que je ne sois pas resté dans la fournaise, le bon Dieu a voulu que j'en sois éloigné pendant quelques jours (Roger Couturier fait peut-être allusion au déclenchement d'une mine souterraine qui a enseveli, le 5 juin au soir, 65 hommes de sa compagnie). Remercions-le... Du 1er au 5 juin, nous avions mené une existence extraordinaire. Nous luttions la nuit et nous reposions en partie le jour tout en subissant les pires bombardements, au milieu des ruines accumulées dans le village. Il faut avoir passé par là pour pouvoir en parler.... Le 5, vers deux heures après-midi, toute la division s'ébranlait ensemble, mais les Allemands nous reçurent par la plus terrrible pluie d'obus de tous calibres et de balles que j'aie jamais vue. N'importe... au pas de course notre compagnie traverse un pré de 100 mètres environ. Avec mon camarade N..., nous étions dans les premiers. Au bout du pré un petit fossé, une seconde nous nous y tapissons. Grenades, obus et balles tombent sans arrêt, encore en pure perte.
Un nouveau bond, et c'est le mur crénelé en ruines derrière lequel sont les boches... Ce bond, je l'esquisse seulement, car aussitôt, je me retrouve par terre, les mains et la capote teintes de sang. J'essaie de repartir, mais je me rends compte que je saigne trop et je pense qu'il vaut mieux m'écarter de cet enfer, car c'est le mot : un camarade de ma section me voyant blessé, vient à moi ; il essaye de me faire passer sous une haie de fils de fer barbelés et mon sac s'accroche ; comme les balles sifflent plus fort de notre côté, je sacrifie sac et musette, je laisse aussi à regret, mon bidon, qu'une balle vient de traverser et qui aurait pu figurer dans notre collection. Ainsi délesté, je gagne une cave où loge un commandant. Là, on me prend mon paquet de pansement et on me panse. Accueil admirablement gentil des camarades du 129. Ils me donnent à manger. Quelques-uns sont blessés. Nous restons là jusqu'à 10 heures, puis à cette heure-là ceux qui peuvent marcher, dont je suis, s'en vont sous la conduite d'un infirmier à travers les ruines de la malheureuse petite ville et les boyaux infiniment longs. Nous faisons environ trois kilomètres pour aller prendre les autos du service de santé. Vers une heure nous arrivons à Haute-Avesnes. On me fait coucher sur la paille dans une grande baraque en planches... Ambulance de passage du 20e corps... Le pays semble joli, la vue est assez belle. Dans tous les cas, le calme contrastant avec ce que nous quittons est infiniment reposant avec seulement le bruit atténué du canon. Encore une fois, je remercie le bon Dieu qui m'a envoyé ces quelques blessures, elles m'ont peut-être préservé de la mort. Car beaucoup de mes camarades sont tombés à Neuville."
(A suivre...)
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