La tombe du sergent Molle, photographiée par Louis Ducamp en 1915 |
("La guerre et ce qui s'ensuivit", Le Roman Inachevé, Louis Aragon, éd. Gallimard, 1956.)
Des vingt-quatre semaines passées à Beaumarais, le mois de mars 1915 fut sans doute le plus cruel pour les "lignards" du 36e régiment d'infanterie. Outre le froid, l'humidité, le manque de confort et d'équipement, six hommes connaissent une fin absurde lors des bombardements épisodiques qui s'abattent sans discontinuer au gré des tranchées et des zones de cantonnement.
Le 11 mars, à 17 h 05, un obus atteint de plein fouet le créneau d'un l'abri installé en arrière du mont Hermel, ensevelissant quatre hommes de la 9e compagnie sous les décombres. Ceux-ci sont délivrés au terme de dix minutes de déblaiement, mais le Parisien Marcel Roland et l'Icaunois Pierre Rossignol, après une réanimation, ne peuvent être ramenés à la vie. Albert Beaufils, charpentier à Saint-Fromond, dans la Manche, très grièvement blessé aux reins par un éclat d'obus, meurt une demi-heure plus tard. Une semaine après cet événement tragique, deux soldats d'une compagnie de mitrailleuses, Hippolyte Jeanne et Adolphe Palfray, succombent dans les mêmes circonstances à la lisière nord du bois. Leur cahute, surélevée en raison du sol détrempé, est éventrée par un obus tiré par une batterie allemande située au sud-est de Corbény. Les corps sans vie des deux garçons, 23 et 25 ans, sont sortis des débris.
A l'arrière, en réserve, les hommes ne sont pas plus protégés qu'en première ligne, et la faucheuse s'invite parfois sans crier gare. Le 28 mars, alors que le deuxième bataillon est en réserve depuis quatre jours dans le petit village de Chaudardes, perché sur les bords de l'Aisne, elle s'invite à la table du sergent Aberlard Molle. Ce jour-là raconte le JMO, six obus tombent sur la localité. "Le 3e obus atteignit la maison où mangeaient les sous-officiers de la 6e compagnie et blessa mortellement le sergent Molle et légèrement deux autre sous-officiers – les derniers à descendre dans la cave. Molle est mort quelques instants après." Dans la compagnie, l'émotion est grande. Un seul soldat de cette formation a été tué jusqu'à présent depuis l'arrivée dans le secteur : un chauffeur parisien, Gabriel Lemaire, mort "par balle" le 8 janvier.
Les hommes deviennent fatalistes : la mort moissonne au hasard… Que faire pour ceux qui sont marqués par la mort ? Peuvent-ils seulement y échapper ? Gabriel Chevallier analysera longuement dans son roman La Peur ce désespoir en évoquant "cette sorte de fatalisme (...), dans cette guerre sans fantaisie, sans changements, sans paysages nouveaux, cette guerre de factionnaires et de terrassiers, cette guerre de souffrances obscures dans la crasse, la guerre sans limites ni répit, où l'on n'agit pas, où l'on ne se défend même pas, où l'on attend l'obus aveugle."
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