Coiffé du drapeau français à la mairie de Craonne, le général André Bach (photo DR). |
Mon général, vous avez lu la récente réaction de la Fédération Nationale de la Libre Pensée (FNLP) à propos des déclarations du ministre chargé des Anciens combattants, quant à sa position sur la question des modalités de réhabilitations éventuelles de "fusillés pour l’exemple" en 1914-1918 ?
Oui. C’est une position catégorique que je comprends, mais qui n’est pas la mienne.
La position de la Libre Pensée vous a-t-elle surpris ?
La FNLP est une organisation militante et on ne peut lui reprocher de prendre une position militante. Ses objectifs sont clairs : une défiance envers les pouvoirs établis. En (bon ?) historien, je peux citer quelques extraits d’un article de Christian Eyschen, leur vice-président, sur ce qu’est la laïcité, article paru dans leur très bonne revue : La Raison, tout récent, en mars 2013.
“Contre qui lutte la Libre Pensée ?
“Une société où le pouvoir et ses affidés entendent imposer partout ce qu’il faut penser, ce qu’il faut manger, comment il faut se vêtir, dans la rue et même chez soi.
“Une société où l’on nous inculque que penser, c’est déjà désobéir.
“Un Etat qui se considère comme fermement démocratique parce qu’il est d’accord avec lui-même, [...] un système de caste qui se reproduit par lui-même et pour lui-même. Un Etat qui connaît toujours la volonté des gens avant de la leur demander. Un Etat qui peut les maltraiter impunément.
“Un Etat dans lequel une conception de l’Histoire fait la loi.
“Un Etat dans lequel l’Histoire est un auxiliaire de la politique.”
Que vous évoque cet extrait ?
Parmi les institutions deux sont clairement visées, celles regroupées dans la fameuse formule : “Le sabre et le goupillon”. Nous avons donc une approche “libertaire”. Je précise que pour moi ce n’est pas un gros mot, et qu’il attire ma sympathie comme l’appel à penser par soi-même, à se fier à son libre arbitre. J’ajoute qu’invité à maintes reprises pour m’exprimer dans des soirées de la Ligue, j’ y ai trouvé toujours un accueil chaleureux, un grand intérêt pour mes recherches et j’ai constaté qu’elles étaient prises en compte pour nourrir le discours militant. J’aime échanger dans ce milieu qui a une haute idée de l’homme... Les militants sont nécessaires à l’approfondissement de la pratique démocratique. Ils sont légitimes à mettre sur la place publique des sujets clivants. Ils portent une voix libre, une voix de combat et il n’est pas surprenant de les voir s’exprimer sur un sujet qu’ils détestent singulièrement : l’embrigadement par l’Etat des citoyens pour la guerre.
Vous souhaitez réagir sur la question des “fusillés pour l’exemple”(1). Pourquoi et à quel titre ?
En qualité d’historien, je ne devrais pas normalement réagir... C’est un débat récurrent : l’historien a à se confiner à l’analyse de son sujet en le maintenant à distance. Il n’est et reste historien qu’en se défiant de toute charge émotionnelle et surtout en n’intervenant pas dans le débat public. Nicolas Offenstadt résume bien cette injonction dans son ouvrage Les Fusillés de la grande Guerre. Il écrit : “La discipline historique n’a pour vocation ni d’instruire des procès ni d’être la science organique des pouvoirs...”(2)
Vous souhaitez pourtant vous inviter dans le débat aujourd’hui ?
Je travaille sur la justice militaire depuis que j’ai dirigé le Service historique de l’armée de terre (SHAT), à Vincennes, entre 1997 et 2000. Ma résolution, connaissant la sensibilité mémorielle du sujet - notamment depuis la déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur la mémoire des soldats "fusillés pour l'exemple", à Craonne le 5 novembre 1998 -, avait été, comme tout historien, de rester le plus à distance du sujet pour ne pas me laisser entraîner dans les polémiques. Un seul but : dépouiller les fonds de Justice militaire peu visités jusqu’alors pour y chercher la réalité conservée et la restituer. En 2003 mon ouvrage Fusillés pour l’exemple 1914-1915 paraissait. Il évoquait, en initiales, le destin de quelques-uns de ces derniers. Cela m’a valu, j’aurai pu l’anticiper, un courrier conséquent, demandeur de précisions sur l’identité de quelques “Pour l’exemple”. Certaines de ces lettres m’ont perturbé : elles provenaient de descendants de fusillés. J’y découvrais une souffrance vécue encore de nos jours au quotidien. Qu’une petite fille de fusillé m’écrive, après m’avoir raconté ce qu’elle avait pu apprendre, très tardivement : "Je dois dire qu'en ce qui me concerne, sans cette réhabilitation, ma vie perdrait une partie de son sens, puisque je n'aurais pu libérer totalement les miens de cette honte et de cette infamie", m’a, entre autres, interpellé.
Quel était la teneur de ces lettres ?
Le leitmotiv général était : “Vous qui avez pu avoir accès aux dossiers, faites nous connaître ce qui s’est vraiment passé, que nous ne savons que par bribes, par ouï-dire.” Certaines disaient : “Nous vivons douloureusement encore aujourd’hui cette incertitude. Nous soupçonnons une grave injustice. Nos grands-parents et parents ont souffert en silence, nous ont tu les faits ou les ont déformés. Informez nous de ce que vous savez. Nous avons besoin de savoir la vérité, qu’elle soit connue publiquement.” D’autres ajoutaient : “On est prêts à tout entendre sur ce qui s’est passé, même si ce n’est pas fatalement glorieux, mais notre apaisement dépend de cette révélation.”
Quelle a été votre réaction ?
Jusque-là, j’étais plutôt serein. Je n’avais aucune difficulté, bien au contraire, à m’ancrer résolument dans mon idée de me refuser à tout débat sur des formes de réhabilitation, du domaine des joutes politiques. Mais ces courriers, s’ils n’ont pas modifié mes questionnements, m’ont fait prendre en compte cette souffrance et ces appels. Ils résonnaient en moi, inconsciemment lorsque je revenais à l’objet de mes recherches : qui étaient ces fusillés ? Pourquoi avaient-ils été condamnés ? Par quelles procédures ? Au nom de quoi ? Injustice, cruauté, ou bien justice rendue ? S’impliquer ainsi, j’en étais conscient, supposait que j’allais encourir la double accusation de prêtre défroqué de l’église Histoire et de conformiste. On risquait de dire que j’étais à la recherche de notoriété, surfant sur la vague porteuse du tout-émotionnel, du discours victimaire, qui dorénavant a pignon sur rue...
Vous avez pourtant poursuivi vos travaux...
J’ai persévéré en acceptant délibérément ce mélange des genres. J’étais poussé peut-être par ce goût du libre arbitre, si cher à la Libre Pensée, dont, ma hiérarchie, dans ma vie professionnelle antérieure, m’a fait sentir parfois qu’il était hypertrophié et peu goûté par l’institution.
Cette souffrance dans les lettres que vous évoquez ne vient-elle pas du caractère prétendument “secret” de ces archives ?
Oui, en partie, car jusqu’il y a peu de temps les archives étaient encore soumises à autorisation de consultation. De ce fait, jusqu’à présent, n’a été parcouru qu’une part très faible de ce corpus archivistique. Sans archives, une question douloureuse ne peut que se traiter sur des on-dit, à partir de perception d’enjeux clivants du présent. On ne peut faire autrement. Ici des archives existent, on dispose de la possibilité de faire évoluer la connaissance et faire qu’ensuite, le débat se poursuive mais en toute connaissance de cause.
A quelle conclusion en êtes-vous venu sur ces hommes “fusillés pour l’exemple” ?
Pour nos fusillés, on a la chance de disposer, comme je viens de vous le dire, d’une grande partie des dossiers de justice. Un des premiers chercheurs à avoir consulté un nombre conséquent de dossiers, Nicolas Offenstadt, a fait un constat que je confirme comme absolument pertinent, après avoir poursuivi moi-même le dépouillement de quelque 150 dossiers, et qui est celui-ci : “La notion d’exemple n’implique pas ipso facto une innocence du condamné, un cas douteux qui aurait dû faire l’objet d’une moindre sévérité ou un soldat fautif dans des circonstances exceptionnelles. On fusille "pour l’exemple” des innocents, des soldats désignés arbitrairement, pas plus responsables que le voisin, mais aussi des coupables au regard du Code de Justice militaire, ayant parfois bénéficié d’une certaine clémence jusque-là."(3)
Pour quelles raisons sont-ils fusillés ?
Une tentative de regroupement des causes d’exécution sur justement 150 dossiers me donne empiriquement les ensembles suivants : ceux qui, tout d’abord, ont clairement subi comme dit le général Rouquerol “le frémissement et la révolte de la chair au sifflement des balles et à l’explosion des obus"(4) et qui ont fléchi. On y retrouve les abandons de poste à chaud en lancement d’attaque, ou dans les tranchées en disparaissant dans les caches à proximité, ceux qui ont été manifestement commotionnés, les mutilés volontaires, une grande partie de ceux condamnés pour désobéissance. Personne aujourd’hui ne peut décemment prétendre qu’ils méritaient ce traitement. Dans un tel environnement de furie destructrice, le système neuro-végétatif joue des tours et on peut un jour être perçu comme héroïque tout en étant victime le lendemain d’un moment de défaillance. Les impressions ne sont pas des états, mais des fulgurances, et elles se succèdent sans solution de continuité. Des nerfs moins solides que d’autres, et voilà des soldats qui ont succombé aux névroses de guerre. Que leurs noms soient connus, débarbouillés de l’épithète inappropriée de “lâches”. Qu’ils reçoivent publiquement notre compassion.
Quelles sont les autres catégories ?
Les sous-groupes suivants peuvent être classés dans une zone d’un gris qui va jusqu’au noir : abandon de poste en temps calme et fuite délibérée à l’intérieur, tentatives de désertion à l’ennemi, voies de fait sans conséquences mortelles, pillages, multirécidivistes, repris de justice, meurtres et tentatives de meurtres. On peut affiner ces sous-groupes, en sachant qu’il ne s’agit pas de tracer une barrière infranchissable entre ces ensembles. Chaque homme fusillé y est classé un peu artificiellement avec son passé et son tragique destin.
Des catégories floues...
Les cas de figure sont très divers, et il est abusif d’en faire un bloc dénommé “Fusillés pour l’exemple”. On ne peut imaginer qu’un homme qui a eu du sang sur les mains, soit déclaré victime de guerre, inscrit sur un monument aux morts alors que sa victime à lui, a déjà son nom gravé comme héros de la guerre sur un autre monument. René Richard, président de l’association Bretagne 1914-18, qui a enquêté sur les fusillés bretons a fait le même constat : “Après lecture de tous ces dossiers, peut-on vraiment plaider pour la réhabilitation de tous les soldats fusillés pendant la Grande Guerre ? Tous ont en commun d'avoir été soldats, d'avoir été déférés devant un conseil de guerre, d'avoir été condamnés à mort et fusillés... Mais les motifs de condamnation vont de la faute vénielle à la dérive monstrueuse.” René Richard tient à ce que ceux frappés et diffamés pour des défaillances compréhensibles et excusables, "pour l’exemple" vraisemblablement, ne soient pas dissous dans l’ensemble des fusillés, car ce "serait leur ôter cette respectabilité ou même cet honneur que l'on revendique pour eux, pour qu'ils soient lavés d'une accusation souvent inique, pour que leur condamnation, considérée comme infamante par le public et vécue comme infamante par leurs familles, soit reconsidérée, même de façon symbolique et même si elle fut prononcée dans un cadre tout à fait légal"(5). En lisant ce texte de René Richard, j’ai retrouvé l’écho des propos tenus par des descendants de fusillés, soucieux, après avoir découvert que leur ancêtre avait été traité injustement, de ne pas les voir reconnus comme tels aux côtés d’autres soldats à la conduite moralement répréhensible. Pour eux, à leurs yeux, s’il en était ainsi, ce serait une nouvelle injustice, les chargeant d’une nouvelle et aussi injuste peine.
Qui incriminer alors ?
La mobilisation en France, plus que dans tout autre pays, si ce n’est en Serbie, s’est caractérisée par un prélèvement d’hommes d’un volume tel que les tares physiques ou fragilités psychiques, devant les besoins, n’ont pas été prises en compte dans la sélection. La fraction minoritaire marginale, vivant d’expédients dans une société dure aux pauvres, sans Etat répartiteur de solidarité nationale, a elle aussi rejoint les drapeaux, se comportant sous l’uniforme comme dans la vie civile. Il est aisé de comprendre qu’habituée des tribunaux civils, elle ait eu maille à partir avec la Justice militaire. Militer pour stigmatiser le fait que dans notre histoire nationale de 1857 à la fin de la Première Guerre mondiale, l’Etat français ait pu donner force de loi à un code de justice militaire qui, dans son préambule, portait qu’il faut en présence de l’ennemi “une répression aussi prompte et aussi exemplaire que possible” et qui, dans son titre II, précisait à l’intention des juges : “C’est l’intimidation que l’on doit toujours avoir en vue, parce qu’elle va droit au but et qu’elle seule peut produire de salutaires effets”, relève de la démarche citoyenne. Rendre mieux visible à l’opinion ce que la Libre Pensée estime être une faute morale grave de l’Etat, en obligeant celui-ci à proclamer injustes les jugements militaires dans leur totalité, à se déclarer en quelque sorte coupable de cet état de fait et donc s’en repentir, peut se concevoir. Mais, si on me suit dans ma démarche qui consiste à rendre justice à ceux cruellement traités pour des défaillances ponctuelles “à titre d’exemple”, cela ne peut laisser qu’un goût amer d’inachevé, d’inabouti.
J’ai été tenté par cette voie il y a quelques années et j’ai entamé un dialogue fructueux et enrichissant avec la Ligue des droits de l’Homme. Elle peut s’enorgueillir d’avoir entre les deux guerres réussi à secouer l’inertie étatique pour que soit réexaminés les dossiers les plus criants d’injustice et obtenu des réhabilitations exemplaires, et, de ce fait, on comprend que, pour elle, dans la continuité, la demande de réouverture des dossiers non rejugés est naturellement du domaine du réflexe.
Votre position a donc évolué...
A la réflexion, et au fur et à mesure de l’immersion dans une réalité complexe, j’en suis venu à la conviction que cela ne menait qu’à une impasse. Rouvrir des dossiers impliquerait de faire apparaître des erreurs judiciaires à corriger. Or, on risque de n’en trouver que très peu. Dans un milieu où la promiscuité se vit 24 heures sur 24, tout un chacun sous le regard de l’autre, le constat de matérialité des faits ne demande pas grand effort... La majorité des inculpés ne faisait aucune difficulté pour en convenir. La vraie question est plutôt de savoir si de tels manquements à la discipline rendaient légitime un traitement aussi barbare et cruel que celui de se faire exécuter par ses propres camarades. En bref, rouvrir les dossiers pour rejugement ne peut mener qu’à une impasse.
Tout de même, le cas récent de réhabilitation du lieutenant Chapelant peut laisser penser qu’une réhabilitation au cas par cas est possible...
J’y viens justement... Le 11 novembre 2012, par une décision du ministre chargé des Anciens combattants, est paru un texte déclarant le sous-lieutenant Jean Chapelant, fusillé le 11 octobre 1914, “Mort pour la France”. Le commentaire y attenant disait qu’il s’agissait d’une nouvelle politique visant à la réhabilitation au cas par cas, suite aux demandes de particuliers ou d’associations. La communication ajoutait que cet officier avait été condamné sur le faux motif qu’il s’était rendu, alors qu’en réalité il avait été fait prisonnier, s’était évadé et blessé lors de cette évasion. C’est cette version qui encore aujourd’hui est déclarée officiellement.
Est-ce à dire que Jean Chapelant ne peut pas être réhabilité ?
A mes yeux si, mais pas par la voie juridique ! Que nous dit son dossier ? Jean Chapelant est un jeune homme de 23 ans qui s’est engagé pour trois ans dans l’armée, en 1909, à 18 ans. A l’issue de ces trois ans, il a prolongé son séjour jusqu’en 1914, par rengagements successifs, de chaque fois un an, en 1912, 1913 et 1914. A la mobilisation, il est sergent depuis deux ans et demi. Les hécatombes de la fin du mois d’août font que le 1er septembre il est promu brutalement sous-lieutenant, chargé des mitrailleuses. Cette section est d’une grande importance pour le combat. Il n’y en a qu’une par bataillon. On désigne son chef avec grand soin. Chapelant a donc été distingué parmi ses pairs. En octobre son régiment est engagé dans un tourbillon meurtrier dans l’Oise. Après l’échec de la Marne, les Allemands tentent de passer en force au travers de la IIe Armée. On est entre la fin de la guerre de mouvement et le début de la guerre des tranchées. Le 7 octobre, Chapelant et ses hommes appuient la défense de la 3e compagnie du régiment. Tous les officiers de la compagnie sont hors de combat. Reste un sergent-major qui demande à Chapelant, plus haut gradé sur le terrain, de prendre le commandement. Il lui dit en même temps que les restes de la compagnie sont encerclés et à bout de munitions. Il conseille fortement de se livrer à l’ennemi. Durant ce dialogue, les survivants sans attendre, se rendent. Devant cela, Chapelant dit aux rescapés de ses mitrailleuses : “Suivons !”. Rendu dans les lignes adverses, il est contraint de se montrer avec un mouchoir blanc, pour inciter à la reddition les derniers opposants. Il est alors atteint à la cuisse et tombe au sol. Il va rester 48 heures ainsi et sera récupéré le 9 octobre, encore vivant lors du repli allemand. C’est ce qui se trouve dans le dossier. Le 10 octobre, il est condamné à mort pour capitulation en rase campagne. C’est ce jugement qui est resté confirmé en 1934.
Dans toutes les armées, il existe des redditions. Parmi les 7600 officiers français prisonniers durant cette guerre, il y en a un certain nombre qui ont considéré de leur devoir, en conscience, de faire cesser un combat qui ne menait plus qu’à un anéantissement sans profit. Le code de justice militaire n’entrait pas dans cette subtilité. La conduite à tenir était résumée par les deux répliques de Corneille dans Horace : “– Que vouliez-vous qu’il fit contre trois ? – Qu’il mourût !” Mais reprenons l’histoire. Voilà un gradé qui, en début de guerre n’était que sergent, et se voit sollicité dans un environnement démentiel à prendre une initiative concernant une compagnie, à laquelle le hasard l’a tactiquement lié ce jour-là. Cette décision lui est soufflée par un sergent-major, gradé qui, il y a un mois, lui était hiérarchiquement supérieur. Pendant qu’il réfléchit à une situation dont on peut imaginer qu’il ne l’a, à ce stade, en rien envisagée, il voit les débris de la compagnie fuir sans armes du coté allemand... Il suit. Le motif est donc abusif. Il n’a pas organisé une reddition.
A quelle conclusion en arrivez-vous aujourd’hui concernant Chapelant ?
Avec nos yeux d’aujourd’hui, on ne peut qu’être en désaccord avec l’épithète de lâche qui lui a alors été jetée à la figure. Il a fait ce qu’il a pu dans une situation qui le dépassait, et qui dépassait son niveau de compétence. C’est pour moi un officier estimable, qui aurait du être soigné, réconforté, avant de reprendre sa place au front. Certains cherchent à sauvegarder sa mémoire en mettant en doute la version contenue dans le dossier. Ils répandent la version de la capture et de l’évasion, reprise dans la communication du ministre en novembre dernier. Telle qu’elle ressort du dossier, la réalité est plus terrible et rend d’autant plus évident la proclamation publique que ce jeune officier n’était pas un lâche et que sa mémoire doit être honorée.
Que faire alors si l’étude au cas par cas est - je reprends vos mots - “une impasse” ?
Je me suis longuement étendu sur le cas de Chapelant, car il a renforcé ma façon de voir les choses en tant qu’historien, ancien officier et citoyen. Il serait bien que cent ans après les faits, la question des “fusillés pour l’exemple” soit soumise au tribunal du peuple. Loin de harceler encore une fois l’Etat pour lui arracher une énième loi mémorielle, ce dernier, dans sa fonction d’impartialité pourrait mettre en place les conditions de publication-diffusion sur Internet de la version numérique des dossiers des fusillés. La plupart existent encore. Il faudrait naturellement une prise de décision de la Cnil pour autoriser la production des noms.
Mais à partir de quels éléments pourra-t-on se faire une opinion ?
Contrairement à ce que l’on peut penser, la parole des inculpés a été souvent recueillie dès la constatation de l’infraction, lors de l’enquête et assez fréquemment à l’audience. Tout n’est pas à charge. Les archives existent. On ne les cache pas, mais leur consultation est difficile compte tenu de leur état. Pour en finir du soupçon d’une histoire qu’on veut enterrer loin des regards, profitons du centenaire pour crever l’abcès.
Y a-t-il des risques à, sortir ces dossiers de leur relatif anonymat ?
Notre communauté nationale ne peut avoir peur de ces révélations. On dispose de suffisamment d’historiens spécialistes pour présenter les dossiers sans dire ce qu’il faut en penser(6). J’ai hésité longtemps à proposer cette transparence, même si elle est au goût du jour. Mais je ne vois que ce moyen pour que tout un chacun puisse distinguer les victimes d’injustice de ceux pour lesquels on peut se poser des questions. J’ai conscience que la révélation de ce qu’ont fait les turbulents aïeux de certaines familles, puisse heurter ces dernières. Ce n’est pas simple... Ce que je sais est qu’il est techniquement et financièrement faisable de mettre sous les yeux de tous les dossiers sur lesquels j’ai travaillé et continue à travailler.
En résumé réfléchir à des modalités de réhabilitation : oui, mais en sortant des voies classiques...
Oui. Une réhabilitation globale décrétée par l’Etat ? J’ai dit en quoi elle me gênait. De plus mon esprit un tantinet “libertaire” me fait dire que je trouve que pour un mouvement qui rejette “Un Etat dans lequel une conception de l’Histoire fait la loi”, il est piquant de demander à ce dernier de dire l’Histoire, sans attente que les historiens mettent à disposition ce sur quoi fonder une opinion. Une réhabilitation en reprenant juridiquement cas pas cas ? L’exemple malheureux de Chapelant, que je viens de vous expliquer, déconseille une démarche qui conduit à une impasse. Reste ma solution, iconoclaste peut-être, qui bouscule les usages : faire la transparence avec l’arrière-pensée que le citoyen est capable sans maîtres penseurs de décréter en son for intérieur ceux à qui il rend leur honneur foulé aux pieds dans les égarements d’un monde en folie... Pour cela, décider, en visant la transparence, l'ouverture aux citoyens de la réalité d’une des facettes de ce conflit qui a meurtri notre nation, me paraîtrait un signe fort de la volonté de l'Etat, en cette veille de la commémoration du centenaire de la guerre de 1914-1918, de contribuer à faire connaître la vérité tout en offrant aux descendants de fusillés un moyen d'apaiser une amertume et une souffrance qui les taraudent encore aujourd'hui. Le politique ne s'abaisse pas quand, à l'écoute de nos compatriotes, il cherche à concilier justice et humanité. J’assume, bien sûr, le côté incongru de cette démarche, longuement réfléchie au long de ces dix années consacrées à la quête de la vérité sur cette question. Ce sont les lettres bouleversantes de familles de fusillés qui sont la cause de ce “dérapage” d’un historien, qui n’oublie ni son expérience militaire auprès de ceux qu’il a eu à commander, ni le fait que, citoyen, il se doit de participer à la vie de la cité.
* A lire les ouvrages du général A. Bach : Fusillés pour l’exemple 1914-1915, 2003 Tallandier (épuisé, mais reédité 2013), Tallandier ; Justice militaire 1915-1916, 2012, Vendémiaire ; L’Armée de Dreyfus, Une histoire politique de l’Armée, de Charles X à l’Affaire, 2004, Tallandier.
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1 “Je n’ai pas parlé des fusillés pour mutineries (26 fusillés sur un total de 670 combattants français pendant la guerre). Par rapport à la question des fusillés, c’est un point statistiquement marginal. C’est en réalité un sujet en lui-même qui mérite une réflexion à part.”
2 Nicolas Offenstadt, Les Fusillés de la grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Odile Jacob, Paris, 1999, 285 pages, page 16. "Excellent ouvrage à conseiller à tous ceux qui veulent d’emblée découvrir synthétiquement cette problématique."
3 Nicolas Offenstadt, op. cit., page 37.
4 Général Gabriel Rouquerol, Le 3° CA de Charleroi à la Marne, essai de psychologie militaire, Les combattants et le commandement, préface du général Estienne, Ed Berger-Levrault, 1934, 164 pages, page 106.
5 Bretagne 14-18, association de recherches et d'études sur la vie des Bretons dans la Grande Guerre, Bulletin n° 85 Décembre 2010, pages 9 à 14.
6 Ils sont peu nombreux encore mais compétents. Citons Nicolas Offenstadt, André Loez, Denis Rolland, Emmanuel Saint-Fuscien.
Dans le journal de mon grand-père, simple soldat, il est écrit, en date du 29 septembre 1914:"Un malheureux camarade dit "Tout-Petit" est condamné à deux (? un mot manque) de travaux publics pour désertion à l'intérieur." Le 1er avril 1915 mon grand-père rencontre le Maréchal des Logis Dujardin: "Tout-Petit aurait été fusillé"
RépondreSupprimerOn voit bien que pour le soldat de base, des excuses sont évidentes au comportement de désertion: "Un malheureux camarade."