Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
Comment consulter cette page ? Vous pouvez lire progressivement les messages, qui ne respectent pas un ordre chronologique (ils évoquent, par exemple, l'année 1915 ou 1914). Vous pouvez aussi avoir envie de vous attarder sur une année ou un secteur géographique : pour cela, cliquez dans la colonne à gauche dans la rubrique "Pages d'histoire du 36e" sur la période et le lieu qui vous intéressent. Tous les messages seront alors rassemblés pour vous selon l'ordre de publication.
Comment rentrer en contact ? Pour de plus amples renseignements sur ce site, ou me faire parvenir une copie de vos documents, vos souvenirs ou remarques, écrivez-moi. Mon adresse : jerome.verroust@gmail.com. Je vous souhaite une agréable lecture.

Avertissement : Si pour une raison quelconque, un ayant-droit d'une des personnes référencées sur ce site désire le retrait de la (les) photo(s) et des informations qui l'accompagnent, qu'il me contacte.

30 mai 2010

Gueule de bois à Soulains

Les bois de Soulains, ici à gauche, furent un des tombeaux
des Nordistes du 84e régiment d'infanterie, en 1914.
Il est impossible d'imaginer les abîmes de perplexité dans lesquels furent plongés les commandants Navel et Duchemin, chefs de bataillon du 36e et du 129e régiment d'infanterie, le 16 septembre 1914. De leur poste d'observation au château de Brimont, où les deux officiers supérieurs suivaient avec attention l'assaut des troupes depuis près de vingt-quatre heures, ils purent voir, en fin d'après-midi, des soldats français fuir les bois de Soulains devant les Allemands, et se réfugier à 200 mètres derrière la voie ferrée qui relie Reims à Laon, où un régiment d'artillerie français s'était retranché. Les Français ayant déserté ce petit bois, le dernier lien qui reliait les deux bataillons du château à leurs régiments venait de disparaître (voir cette carte)… Près de 1500 hommes se retrouvaient quasiment encerclés, sans espoir de ravitaillement, condamnés, à terme, à une capture par les Allemands.
Difficile, pour autant, d'incriminer les Avesnois du 84e régiment de cette débandade (selon toute vraisemblance, ces soldats en déroute appartenaient à cette unité). Arrivés avec le 1er corps d'armé à Reims le 12 septembre au terme d'une équipée qui a démarré, en Belgique, un mois plus tôt, ces hommes se sont battus à Dinant et ont soutenu le repli de l'armée du général Lanrezac. Engagés à Guise, ils sont de ceux qui chargèrent, dans le nuit du 29 au 30 août, sur la ferme de Louvroy, baïonnette au canon, à la lueur des meules de pailles incendiées. Ils ont enfin connu un véritable combat de rues à Châtillon-sur-Morin, le 6 septembre, où de nombreux officiers ont été mis hors de combat, dans une lutte parfois de maison à maison. Fatigués et exsangues, les compagnies du régiment durement éprouvées ont été complétées par des hommes du dépôt de la dernière classe de réserve. Mal équipés, ils présentent, selon l'aveu du commandant du 3e bataillon (retranscrit dans le JMO du régiment), un "esprit général médiocre". Ils sont pourtant engagés, dès le 14 septembre, pour appuyer une hypothétique attaque en direction du village de Brimont.
Dans la nuit, les combattants du 84e relèvent un autre régiment à la lisière sud des bois de Soulains, en liaison avec le 36e régiment. Le troisième bataillon du régiment d'Avesnes-sur-Helpe occupe l'est du bois, et détache, vers l'est, une compagnie sur la ferme Modelin. Mais avec le matin, les premiers obus de 77 et 105 accablent les combattants dans le bois. Les bataillons ne peuvent déboucher dans la plaine de Brimont tant celle-ci est battue par l'artillerie et les mitrailleuses allemandes. Pendant plusieurs heures, le 15 et le 16 septembre, le régiment essaie de résister à une forte attaque enveloppante de l'infanterie ennemie, accompagnée de mitrailleuses. Mais les Allemands, supérieurs en nombre, débordent les bataillons et infligent de nombreuses pertes, notamment dans l'encadrement des compagnies. Enfin, les contre-attaques des Avesnois sont reçues presque à bout portant par les mitrailleuses MG, obligeant les compagnies à se replier.
Ce sont donc des hommes accablés qui se réfugient derrière les lignes françaises et abandonnent les bois de Soulains le 16 septembre. Le 36e régiment d'infanterie, qui a évacué le bois vers midi, est rappelé en urgence. Car vers 16 heures, les Allemands, poursuivent leur attaque et lancent un assaut brusqué sur les lignes françaises établies aux cavaliers de Courcy, à l'ouest du bois...

24 mai 2010

Havre au bord du canal

Avant de poursuivre l'évocation des journées de septembre 1914 par le récit de l'engagement dans les bois de Soulains, revenons sur le témoignage de mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly. Sa section étant désignée comme flanc-garde du bataillon parti au château de Brimont, il se retrouve, le 14 septembre 1914, encerclé dans la plaine en face du château de Brimont. Il va en réchapper en passant au travers des lignes ennemies. Sorti du combat, il  arrive dans le secteur du 129e RI ("nous arrivâmes aux premières maisons du village de Courcy-Brimont"), puis redescend vers Reims pour finalement retrouver son régiment.

"J'essayai de remuer Apere
(un Normand que Fernand a rencontré le 3 septembre, à son arrivée en France et qui fut blessé ce jour-là, NDR), il me pria, me supplia de le laisser là – ce que je fis – à regret mais, d'autre part, n'étions-nous pas 18 existences ? Il fallait décider rapidement. Nous dûmes le laisser, et dans une course diabolique, nous nous lançâmes Lhostis et moi en avant, à travers les lignes «Boches» dans la direction de Courcy. Nous essuyâmes très peu de balles. Nous arrivâmes enfin dans les avant-postes français. Nous étions sauvés ! Les dix-huit étaient présents à l'appel –, – il en arriva quatre autres vers 1 h du matin. Voilà ce qui restait de la section. Quant au bataillon, nous sûmes le lendemain, qu'entouré, cerné dans le château qu'il avait enlevé, il s'était défendu jusqu'au bout et que ceux qui ne furent pas tués y furent faits prisonniers.

Le pont du canal de Courcy.
Il pouvait être minuit quand, mes camarades rescapés et moi, après maintes difficultés, nous arrivâmes sur les bords du canal de la Marne à l'Aisne. La nuit, très noire (c'était du reste ce qui nous sauva et nous aida à traverser les lignes ennemies sans recevoir trop de balles) nous empêchait de nous rendre un compte exact de l'endroit où nous nous trouvions. Enfin, après recherches faites dans le plus grand silence, nous arrivâmes aux premières maisons du village de Courcy-Brimont quasi occupé par l'ennemi.
Nous étions, je crois l'avoir dit, complètement exténués : nous avions peine à tenir debout, notre faiblesse était extrême et quelques-uns d'entre nous n'y tenant plus, tombant d'inanition, s'étendirent pour dormir. Ce fut une brave femme à qui je donnai 10 francs (une verrière Royan) qui nous sauva. Il lui restait des os de mouton et des pommes de terre. Elle nous fit cuire le bout, et une heure après, tous réunis à quatre pattes autour de la marmite, nous en dévorâmes littéralement le contenu à pleines poignées.
Je dois dire que jamais je n'ai mangé de meilleur appétit. Ah, non… cette joie de manger quand on a faim au point que vous en arrivez à ne plus voir devant vous, à ne plus penser à rien sauf… manger, manger n'importe quoi, mais manger !
Cette brave femme, je me souviens, seule, avec quatre petits enfants, me prit à part au moment où j'allai lui faire mes adieux et elle me dit : « Les Allemands sont là, dans quelques maisons situées plus loin. Fuyez tous dans cette direction. » Lhostis et moi rassemblâmes nos camarades à qui nous communiquâmes la nouvelle. J'entends encore leurs réflexions : « Les Allemands ! Eh bien, ils peuvent venir… Nous n'avons plus de cartouches, mais nous avons encore nos baïonnettes, etc. » L'estomac rassasié, ravi… avait rendu à tous ce qui nous manquait : des forces.
Et nous marchâmes ainsi, baïonnette au canon, le long du canal dans la direction de Reims jusqu'à un petit bâtiment ouvert à tous les vents qui nous sembla très « confortable » pour y passer le reste de la nuit. C'était la petite gare de Courcy-Brimont.
La gare de Courcy-Brimont où Fernand Le Bailly et ses camarades ont trouvé refuge.
Qu'avions nous dormi de temps là-dedans ? Je ne sais, mais ce dont je me souviens, c'est que le petit jour commençait à poindre – que les obus commençait à pleuvoir et que par une pluie battante, en nous dissimulant le plus possible aux vues de l'ennemi que nous avions autour de nous sans savoir au juste où il était, nous arrivâmes au son des balles qui nous cinglaient aux oreilles (d'une façon très polie du reste) à une borne kilométrique renversée et peinte à la chaux.
Les Boches étaient donc passés par là ?
N'était-ce pas en effet l'indice de leur présence ? N'avions-nous pas vu déjà un peu partout sur les routes suivies par nous, le même truc employé par eux afin que leurs soldats ne puissent se rendre compte de l'endroit exact où ils se trouvaient ?
C'est grâce à ce stratagème et aux mensonges de leurs officiers que les soldats du kaiser ont cru pendant près d'un mois marcher sur Paris alors que… nous les reconduisions vers le nord.
Cette borne, heureusement, nous laissa lire difficilement le nom de Reims : nous étions donc dans la bonne route puisque nous savions que Reims avait été repris par nos troupes aux Allemands, quelques deux ou trois jours avant.
Enfin, et pour abréger, vers 2 h de l'après-midi, nous aperçûmes les nôtres. Nous étions une fois de plus sauvés. Vers 3 heures, mélangés à des soldats du 43ème, du 129ème et du 36ème, nous nous lançâmes dans la mêlée (sans doute le 16 septembre en fin de journée, NDR)."

21 mai 2010

Le flâneur du 36e : les hommes-canon

En janvier 1915, Fernand Le Bailly photographie le 43e régiment d'artillerie en exercice dans les bois de Beaumarais. Au dos de sa photo, il écrira : "Le 75 en action. Bons et braves artilleurs,
mais pas très généreux en projectiles quand nous leur en demandions en janvier 1915."

6 mai 2010

L'invité du 36e : Arnaud Carobbi ou l'école des tranchées

Arnaud Carobbi devant le monument
aux morts de Sablé-sur-Sarthe.
Depuis 2005, Arnaud Carobbi, prof d'histoire au collège Anjou, de Sablé-sur-Sarthe, conjugue mémoire, histoire et famille au sein d'un club d'études sur la Première Guerre mondiale. Avec une ambition : faire prendre conscience à des adolescents, au travers d'un travail interdisciplinaire, ce que fut ce conflit et ce qu'il en reste. 

Depuis quelle année es-tu professeur d'histoire ?
Je suis en poste depuis 1998. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours voulu être prof. J'ai été formé dans le Loiret. Ensuite je me suis retrouvé dans l'Aisne. Enfin, par le jeu des mutations, je suis arrivé à Sablé-sur-Sarthe en 2004. Cela tombe bien : j'aime cette région, entre autres parce que j'y ai effectué mes études.

Comment est venu ton "goût" pour la Première Guerre mondiale ? De ton passage comme prof dans l'Aisne ?
Non. La demande pour l'Aisne n'avait aucun rapport avec 14-18. Rétrospectivement, cela a sans doute fait redémarrer la "machine", mais je n'en savais rien à l'époque. J'étais intéressé par la guerre 14-18, mais c'était très diffus. Tout vient d'une histoire familiale qui s'est développée avec le temps. Une histoire qui a été mise entre parenthèses pendant très longtemps.

Quelle est cette histoire ?
"Jules Gauthier, celui par qui tout a commencé...
Tué en mai 1916, cote 304, deux mois
avant la naissance de sa fille, ma grand-mère.
Je suis plus vieux qu'il ne l'a jamais été."
Le point d'origine a été mon arrière-grand-père (photo). Il était natif d'Eure-et-Loir et s'est retrouvé secrétaire d'état-major sans même l'avoir demandé. Il a été tué fin mai 1916 sans connaître sa fille - ma grand-mère. Un jour, alors que j'avais sept ans, l'on m'a prêté le sacro-saint carnet de guerre de cet aïeul. Et ce document a été une énorme... déception ! Je m'attendais à des combats, des histoires héroïques, des récits de tranchées, et, au lieu de cela, ce récit reprenait l'inventaire des villages que mon arrière-grand-père avait traversés, les événements notables, de petits anecdotes, etc. Rien de plus. La seule mention de son passage dans l'infanterie tenait en trois lignes. Et puis, avec le temps, cette partie d'histoire familiale s'est affinée. Grâce à mes études d'histoire, j'ai pu me rendre compte que le document était beaucoup plus riche que la première étude que j'avais eue enfant. À la suite de mon passage dans l'Aisne, je me suis rapproché de ma grand-mère. On a recommencé à en discuter, j'ai recueilli et travaillé ses souvenirs. J'ai repris le carnet et j'en ai fait la transcription. J'y ai appliqué les méthodes que l'on m'avait enseignées. J'ai découvert finalement que ce document était d'une très grande richesse. C'est un peu de là que tout est reparti.

Que s'est-il passé ensuite ?
Ma grand-mère est morte, et cela a complètement arrêté ma recherche. Et puis, en 2005, en tapotant sur Internet, je suis tombé sur le forum 14-18. Il me restait des zones d'ombre sur le parcours de mon arrière-grand-père, et grâce à quelques passionnés et j'ai tout de suite eu les clés de lecture qui me manquaient.

Comment est née l'idée de créer un club de recherche sur les combattants de la guerre 14-18 ?
Lorsque j'ai été formé, je me suis aperçu que les élèves avaient parfois de grosses difficultés. Ma tentation a été alors de les prendre individuellement pour les aider. Mais mon tuteur m'a fait comprendre que cette demande devait venir de leur part, qu'il fallait que ce soit volontaire. C'est cette idée qui a présidé à la création du club. Comment faire pour intéresser des adolescents à l'histoire ? J'ai mis en place une petite méthode de recherche et je l'ai proposée aux élèves.

Quelle étaient tes intentions à l'origine en créant ce club ?
Mon projet a toujours été le même : par la petite histoire familiale, essayer de montrer aux élèves que tout le monde a une place dans la "grande" histoire. Que la chronique familiale n'est pas inintéressante, qu'il y a là une mémoire à conserver. Les élèves ont en effet très peu de discussions avec les personnes des autres générations. Et puis, mon objectif est aussi de convaincre les élèves que l'on peut faire de la recherche au collège sans que ce soit trop ambitieux, qu'il y a moyen d'aller au-delà en histoire. Cette matière est aussi quelque chose d'agréable, où la curiosité peut être mise en avant.
"Le 11 novembre, en 2006 et 2007. En 2007, c'était la première participation active des élèves volontaires du club
à la dépose des gerbes après une matinée à suivre toutes les étapes des cérémonies."
A qui s'adresse ce club ?
A tous les élèves de troisième du collège. L'ouverture se fait entre les cours, entre 13:00 et 14:00. Au collège Anjou, on compte en effet 450 élèves demi-pensionnaires sur 630. L'idée est de leur proposer une activité volontaire, qui les occupe une heure par semaine.

Comment sélectionnes-tu, avec les autres animateurs du club, les jeunes ?
Ce sont uniquement les élèves volontaires qui viennent. Il n'y a pas de sélection. Nous demandons juste un degré de motivation, d'autonomie, et que ces adolescents acceptent d'aller voir les membres de leur famille pour leur poser des questions. On se fixe une limite de 22-23 élèves pour une simple raison : en quantité de travail, cela représente pour moi une classe supplémentaire en temps de travail. La première année, en 2005, le club a accueilli une dizaine d'élèves, la deuxième, dix-huit, la troisième, vingt-sept élèves. Depuis deux ans, nous recevons une vingtaine d'élèves, y compris ceux qui ont une très mauvaise moyenne en histoire-géographie et qui, dans cet atelier, font un vrai travail d'histoire et se montrent vraiment curieux...

Quelle a été la réaction des parents et de ta hiérarchie ?
Elle est très favorable pour les parents, car selon eux, ce travail provoque une conversation entre les grands-parents et les enfants. Et puis, les parents ont le sentiment d'apprendre des choses. Je n'ai jamais eu de réactions négatives, même s'il y a des secrets de famille sous-jacents. Mais, en l'occurrence, je ne m'oppose pas aux élèves qui souhaitent démarrer des recherches généalogiques que d'un seul côté de leur branche familiale. Le club est à leur service. Il est là pour appuyer sur une envie. Quant à ma hiérarchie, la principale du collège m'a toujours soutenu, y compris dans l'organisation des voyages.

Dans ce club, les adolescents sont amenés à travailler sur les dossiers militaires de leurs aïeux. Comment as-tu pu mettre cela en place ?

Il y a cinq ans, j'étais invité à une présentation du service pédagogique des archives départementales du Mans. L'équipe nous a alors fait comprendre que si l'on avait des projets, elle les accueillait favorablement. Et comme l'on pouvait consulter les registres matricules, je me suis lancé ! A partir de là, la machine s'est mise en route.

À l'origine, l'idée était de faire des recherches sur des soldats originaires de la Sarthe. Comment cette idée a évolué au fil du temps ?
La première année, en 2005, c'était effectivement ce que je souhaitais faire : retrouver trace des combattants qui sont morts à la guerre, ainsi que ceux pour lesquels on avait des documents, des écrits ou des photos. Le club réunissait alors un peu plus de dix élèves qui étaient très motivés. Seulement, je n'ai pas pu les emmener très loin dans leur étude parce qu'il me manquait encore des connaissances. Je leur ai demandé de rédiger une petite biographie, mais le papier ça se perd. La deuxième année, grâce aux registres matricules, le champ d'exploration a été plus vaste. Je me suis donc limité au département de la Sarthe. Ce qui a frustré certains élèves qui ne retrouvaient pas d'ancêtres sarthois. Sablé est en effet une ville qui a beaucoup grandi dans les années 1970-1980 grâce à l'industrie agroalimentaire. Pour le coup, la ville rassemble beaucoup de gens qui viennent d'en dehors du département. Donc, en 2007, j'ai ouvert la recherche à tous les départements. On écrit dorénavant aux archives départementales des différents départements pour qu'ils nous envoient copie des registres matricules des soldats sur lesquels on souhaite travailler. Et, pour le moment, ça marche pas trop mal…

"Le 12 novembre, un vrai historien, Stéphane Tison, de l'université
du Mans, est venu au collège. Il m'a montré à quel point un simple
casque et une médaille peuvent attirer la curiosité de certains élèves."
Outre ce travail de généalogie, tu proposes des activités annexes au sein de ce club ?
Oui. Sachant qu'il faut offrir aux ados un travail qui ne s'étale pas sur 4 ou 5 heures. Donc leur présenter des activités courtes. Pour donner un exemple de ces activités, la première année, nous avons fait un travail sur les soldats dont les noms sont gravés sur les monuments aux morts du canton, à partir du site Mémoire des Hommes. L'année suivante, le club a accompli une petite enquête sur les lieux de Sablé-sur-Sarthe liés à la Première Guerre mondiale. En 2009, on a démarré un atelier sur les chansons sur la Grande Guerre, et les élèves ont également effectué la saisie d'un carnet de poilu. Cette année, les jeunes du club vont mettre en ligne la correspondance d'un zouave avec sa femme qui a été retrouvé dans un grenier. Car, à chaque fois, la production des élèves est mise en ligne sur le site internet du club : ils peuvent ainsi voir directement le résultat de leur travail. Ça les motive d'autant plus.

Chaque année, tu organises pour ce club, ainsi que pour une classe de 3e, un déplacement sur les champs de bataille. Comment est venue cette envie ?
Ah ! Les voyages… Depuis le début de ma carrière, je répétais toujours que je n'organiserai jamais de voyage. Trop de contraintes, trop de rigueur dans l'organisation et la gestion administrative. Et puis il y a aussi une question de responsabilité personnelle. Mais il a bien fallu me rendre à l'évidence : faire de la recherche, c'est bien, mais ça n'est pas très concret pour les élèves. Ce sont des histoires racontées dans les livres... Je voulais que les jeunes aient des images, des couleurs, des sensations lorsqu'ils lisent un texte. J'ai été approuvé en cela par François Le Meur, un ancien collègue prof d'histoire-géographie au collège Jean Mermoz, à Gien. Passionné de Maurice Genevoix, François a organisé des voyages aux Eparges avec ses élèves de troisième. Il m'a encouragé à me lancer. Avec Benoît Bondu, un collègue de Français, on est donc parti et il nous a montré les étapes qu'il effectuait, les sites qu'il faisait visiter, le lieu d'hébergement… Au final, il nous a proposé un voyage clés en mains. Ce voyage a été mis sur pied, il s'est tellement bien passé et les élèves ont tellement accroché, que l'on a décidé de prolonger l'expérience.

"En 2008, la lecture d'une reconnaissance,
du soldat Marcel Bioret, du 106e RI, aux Eparges. Une impression
incroyable, ce silence, le son du vent dans les arbres, la neige..."
Combien coûte ce déplacement ?
Cette année, nous sommes partis à la main de Massiges, puis à Verdun et à Vimy. Le coût était de plus de 5 000 € pour accompagner 40 élèves pendant trois jours, car en plus du club nous emmenions une classe de 3e du collège Anjou. Ce budget augmente chaque année en raison du transport. La première année, le voyage est revenu à plus de 3 000 €, la deuxième année, plus de 4 000 €... De plus, la première année, il y avait une seule nuitée à payer. Cette année, nous avons effectué deux nuits sur place, comme l'année dernière, mais nous avons fait plus de kilomètres. A noter que, sur place, la plupart des visites sont gratuites, et les intervenants sont bénévoles.

Comment finances-tu ce voyage ?
Plus de 66 % des familles de notre collège font partie de catégories socio-professionnelles défavorisées. Il n'y a pas donc de gros moyens dans les familles. Nous faisons donc appel à la fédération nationale André Maginot pour financer le poste du transport, et cette structure nous aide à hauteur de 2 300 euros.

Comment obtient-on cette subvention ?
Il faut faire un dossier qui est mis en concurrence avec d'autres projets qui émanent d'autres établissements. Depuis trois ans, notre dossier a été sélectionné, mais rien ne dit que l'année prochaine il le sera. Par ailleurs, depuis 2008, nous sollicitons l'aide du ministère de la Défense, au terme d'un partenariat signé avec le ministère de l'Education. Nous obtenons ainsi 600 €. Enfin, le collège et son foyer donnent quelques centaines d'euros, et le reste est à la charge des familles. Cette année, chaque famille payait 45 € pour trois jours. Mais nous faisons très attention à diminuer au maximum cette quote-part.

Chaque année, tu essaies de visiter un secteur différent...
L'objectif est idéalement de poursuivre ces voyages et de changer chaque année de destination. Plusieurs raisons à cela. Se renouveler, cela oblige à être en permanence en tension, à réfléchir constamment au projet. On est vraiment dans notre sujet. Il y a, de plus, l'envie et le plaisir de trouver le biais par lequel on va faire aimer un lieu aux élèves, la satisfaction de préparer un voyage et de découvrir à chaque fois des sites différents. Enfin, personnellement, si je reviens aux mêmes endroits, je risque de moins bien faire, parce que je me poserai moins de questions, qu'il y aura moins à m'investir dans le projet.

 "Une cérémonie organisée pour un Sabolien disparu à Vauquois.
A défaut de pouvoir trouver un descendant, cet hommage
a permis de montrer aux élèves que des Saboliens étaient là aussi."
Comment est venue l'envie de décloisonner ta classe, de partir avec d'autres professeurs ?
Elle est due à une question d'affinité avec des professeurs du collège Anjou. C'est comme ça, ça ne s'explique pas, c'est mon mode de fonctionnement. J'ai tout de suite vu qu'avec Benoît Bondu, qui est prof de français, on avait des idées communes. Mais il a apporté beaucoup, notamment dans le travail des élèves sur le ressenti pendant les voyages. Pareillement, Sophie Davenel, prof des écoles en SEGPA, a donné des idées qui ont permis d'enrichir notre projet.

Comment organises-tu ton année en fonction de ce voyage ?
L'année commence en décembre de l'année précédente. C'est l'époque que l'on choisit avec Sophie et Benoît pour réfléchir sur la destination et le thème qui va entourer le prochain voyage. On décide concrètement du lieu géographique au printemps. Les reconnaissances se font ensuite à l'été. J'essaie de voir ce qui est faisable et ce qui est visible. Parce que cela peut paraître évident, mais montrer un paysage sans les stigmates des événements qui s'y sont déroulés, ça ne marche pas pour l'imaginaire des élèves. Les Éparges, c'est assez spectaculaire, tout comme Vauquois. Cette année, la main de Massiges a été vraiment une expérience époustouflante.

Et une fois que l'été est passé ?
Entre septembre et décembre, ont fait les dossiers administratifs, les demandes de devis pour les autocars, on prend contact avec tous les intervenants, on pré-réserve l'hébergement… C'est le moment où le voyage se décide réellement, car l'on doit être sûrs de bénéficier de la subvention de la fédération Maginot pour le transport - sans elle on ne peut rien faire, et le collège ne peut pas mettre 2000 € sur ce poste budgétaire. Puis de janvier à avril, c'est la préparation concrète du déplacement.

D'un point de vue pédagogique, l'organisation de ce voyage implique tout de même que les élèves travaillent au préalable…
Un élève, si on l'emmène voir la citadelle de Verdun où le fort de Vaux sans lui expliquer au préalable ce qu'il va visiter, ça n'apporte pas grand-chose. Ça reste du tourisme, une sortie comme une autre, pour un lieu qui n'aura, pour lui, aucune signification particulière. C'est la raison pour laquelle, lors de nos voyages, nous faisons travailler les jeunes un petit peu en amont, sur ce qu'ils vont découvrir.

"L'équipe du voyage 2010 : Jean-Claude Ragaru, dont nous
avons publié les carnets de son grand-père l'an passé, moi, Karine
Renaud,collègue de mathématique accompagnatrice, Sophie Davenel,
animatrice du club et Benoît Bondu, second animateur du club."
Une fois sur place, comment fais-tu participer les adolescents ?
Nous leur remettons pour cela un petit carnet, qui leur permet de prendre des notes, de dessiner pendant les différentes visites. Nous leur donnons des lectures de combattants à l'endroit des lieux décrits - des textes qu'ils ne connaissent pas tous au préalable. C'est Benoît qui fait la lecture et cela aide les élèves à réfléchir sur ce qu'ils viennent d'entendre, qu'ils puissent aller chercher en eux les émotions. En même temps, il ne s'agit pas de les laisser seuls dans leur coin. Chaque lecture est toujours suivie le lendemain d'une discussion. Une fois le voyage passé, à partir de ces notes, ils doivent produire une rédaction qui rend compte de leur expérience sur ce lieu, ainsi qu'un texte autour d'un thème que l'on définit au préalable. Cette année, c'était autour du souvenir de la Première Guerre mondiale.

Attends-tu la même participation du club que de la classe de troisième ?
Oui. Sauf qu'en l'occurrence, le voyage de la classe de troisième est directement raccroché au programme de français. Nous leur demandons par conséquent un vrai travail d'histoire et de français qui va être intégré à leur moyenne de l'année.

Est-ce le même travail chaque année ?
Non. Avec mon acolyte, Benoît, on a des projets sur l'écriture. Mais déjà, par rapport à l'année dernière, on a changé des choses. En 2009, les élèves ont fait des lectures de biographies sur place, biographies qu'ils avaient rédigées. Cette année, Benoît a proposé à ceux qui le souhaitaient d'écrire des textes à la première personne du singulier. Afin de les obliger à s'impliquer pour créer un lien symbolique. Nous l'avons fait, à Verdun, dans la nécropole du Faubourg-Pavé et dans l'ossuaire de Douaumont. Ça nous a obligé à réfléchir, car on bouscule quand même ces adolescents en leur demandant de faire cet exercice. C'est pas anodin.


"Nécropole à Vimy ; les élèves se sont isolés chacun devant une tombe
pour écouter la chanson, écrite en 1976, Green Fields of France."
L'implication émotionnelle des enfants favorise-elle selon toi la compréhension du phénomène historique ?
Officiellement non, car il faut jouer le moins possible sur l'émotion en histoire. L'histoire, ce sont des faits avant tout, auxquels on essaie de donner du sens. Après, libre à nous d'avoir une opinion personnelle... Bien sûr, on fait ici un peu le contraire, mais vu le message que l'on souhaite faire passer, ça marche. L'idée au Faubourg-Pavé ou à l'ossuaire de Douaumont était de leur faire comprendre que sous chaque croix il y a un individu. Car, après tout, l'histoire est faite par des hommes, des personnes uniques comme nous.

Est-ce qu'il n'y a pas non plus un danger d'héroïsation de l'histoire ?

Non, au contraire. Notre objectif c'est de casser le stéréotype de la guerre, le film américain, le héros qui se prend une balle dans le bras et qui continue de tuer ses adversaires bêtes et méchants... Il faut sortir de cette vision. Le simple fait, lors des voyages, de reprendre physiquement le trajet de ces poilus, de marcher à pied, parfois dans la boue, le froid, cela leur montre que ce n'est pas si simple...

Est-ce qu'il n'y a pas un risque que ce travail devienne un autre "devoir de mémoire" ?
A mon sens, non. Notre objectif, c'est que les élèves se souviennent de cette guerre, et, dans le même temps, il s'agit de faire appel à leur humanité. On ne veut pas en faire des spécialistes de la Première guerre mondiale. Les dates, ils ne les mémorisent pas. En revanche, si on leur dit qu'il y a 130 000 corps à Douaumont, là c'est beaucoup plus marquant pour eux. Je n'aime pas la formule "devoir de mémoire". On ne peut pas obliger des jeunes à se souvenir. En revanche, si on leur donne du sens, si on leur explique pourquoi on doit se rappeler de cette guerre, là je pense que ça va fonctionner...

"2010 : Thiaumont, lecture d'un auteur allemand sur le déchirement de la perte de ses camarades, pour mieux faire la transition vers l'ossuaire de Douaumont, où la souffrance des belligérants est rendue visible." (© Photo de J.-L. Kaluzko)
Depuis cinq ans, quel regard poses-tu sur ce travail ?
Je sais parfaitement que je ne ferai pas de mes élèves des historiens, que les trois-quarts vont mettre cela de côté. Mais d'un autre côté, ils auront un souvenir à transmettre à leur tour s'ils en ont envie... Souvent j'entends le reproche qui est fait aux jeunes : "Ils ne s'intéressent pas au passé, ils se moquent de cette période de l'histoire, ils ne se rendent pas compte qu'il y a eu dix millions de morts". Mais ils n'attendent que ça de se rendre compte ! Il faut arrêter de dire que "ça" ne les intéresse pas. Et puis, il faut se mettre à leur place : ils sont confrontés à une société en difficulté, à des parents qui sont touchés par le chômage, à des difficultés familiales. Le passé, il n'y a pas que ça... Il y a aussi leur avenir. Évidemment, critiquer c'est facile, mais dès l'instant que l'on se donne de la peine, ça marche. Que les élèves soient bons ou mauvais. C'est, je pense, en faisant ce travail que l'on peut raccrocher les enfants à l'histoire. Pas en tenant des propos défaitistes.

Quel sera le thème du prochain voyage et où aura-t-il lieu ?
Pour l'année 2010-2011, la ligne directrice sera "Les combattants de 14-18, part du destin et part du choix individuel". Pour la destination, je préfère ne pas la dévoiler pour le moment. Je donne quand même un indice : dernièrement, j'ai commandé le livre de Gabriel Chevallier, "La Peur"...

Propos recueillis le 17 avril 2010. Merci à Arnaud Carobbi pour son temps et son écoute, ainsi qu' à Jean-Luc Kaluzko pour sa très belle photo. Le site du club du collège Anjou est à consulter à cette adresse.

1 mai 2010

Brimont : un château en Espagne pour la 10e brigade (VI)

Suite et fin de notre billet consacré aux combats dans et autour du château de Brimont en septembre 1914.

L'entrée du fort de Brimont.
Le bilan des combats au château de Brimont est extrêmement lourd pour la 5e division. Un premier procès-verbal, établi le 21 septembre par l'intendance de la division mentionne, pour le 36e régiment d'infanterie, la capture du chef de bataillon Navel, des capitaines Meunier et Poncet des Nouailles, des sous-lieutenants Munier, Haze, Dufour, Crenner et Dubois, et de quelque 650 hommes de troupe. Pour le 129e, comme mentionné dans un précédent billet, les pertes se montent à neuf officiers et 800 hommes de troupe. Ces chiffres sont évidemment sujets à caution.
L'église de Bourgogne (51).
Qu'advient-il, dès lors, de ces hommes ? Joseph Pirot (du 129e RI, fait prisonnier le 17 septembre, et qui s'échappera quelques jours plus tard), dans sa déclaration, racontera son périple avec ses camarades. En voici un extrait : "Nous avons été conduits par Bourgogne et c'est en passant devant le fort de Brimont que nous vu que les Allemands l'occupaient et avaient une batterie à côté du fort (pendant tout le temps que nous avons été au château, nous avons été bombardés par cette batterie). La colonne par 4 comprenait des hommes des hommes du 129e et du 36e. (...) Arrivé à peu près à 200 mètres du château, les officiers allemands ont crié : «Les officiers français en tête» et tous les officiers se sont portés en tête. Je n'ai pas pu distinguer ceux qui y étaient, sauf le lieutenant Maudelonde. Arrivés à Bourgogne, les Officiers allemands ont avisé leurs soldats qu'ils avaient fait des prisonniers Français et les ont fait venir au bord de la route pour les assurer que c'était vrai et les encourager. Après, ils nous ont promenés dans toutes leurs troupes pendant une partie de la nuit et nous ont conduits dans un champ pour permettre aux Officiers français de choisir leurs ordonnances. Ensuite nous sommes revenus sur nos pas pour prendre la route de Neufchâtel et c'est dans ce pays que nous avons commencé à être brutalisés, car les Allemands nous poussaient sous leurs chevaux, en hurlant après nous où c'était très difficile à passer. De Neufchâtel à Evergnicourt, ça a été assez bien. Arrivés à Evergnicourt, on nous a enfermés dans la fabrique de papier. C'était donc le 18 septembre que nous avons touché quelques pommes de terre pour notre nourriture. Depuis ce temps, je ne sais ce qu'il s'est passé au dehors de la papeterie, mais je crois avoir entendu crier : «Les prisonniers à la viande.» Je n'en suis pas sûr car j'étais enfoui dans la paille et je n'ai pas voulu sortir, car j'avais peur de manquer mon évasion (...)"

Je profite de ce dernier billet sur le château de Brimont pour remercier Robert Clément, qui a pris le temps de m'expliquer, sur le terrain, cet épisode.