Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
Comment consulter cette page ? Vous pouvez lire progressivement les messages, qui ne respectent pas un ordre chronologique (ils évoquent, par exemple, l'année 1915 ou 1914). Vous pouvez aussi avoir envie de vous attarder sur une année ou un secteur géographique : pour cela, cliquez dans la colonne à gauche dans la rubrique "Pages d'histoire du 36e" sur la période et le lieu qui vous intéressent. Tous les messages seront alors rassemblés pour vous selon l'ordre de publication.
Comment rentrer en contact ? Pour de plus amples renseignements sur ce site, ou me faire parvenir une copie de vos documents, vos souvenirs ou remarques, écrivez-moi. Mon adresse : jerome.verroust@gmail.com. Je vous souhaite une agréable lecture.

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24 avr. 2010

Brimont : un château en Espagne pour la 10e brigade (V)

 Suite de notre billet consacré aux combats dans et autour du château de Brimont en septembre 1914.

Deux vues de l'aile ouest du château de Brimont après les bombardements. Au premier plan, le chemin est celui qui reliait
le village de Brimont à Courcy.
Le 17 septembre, aux première lueurs du jour, les Normands du château de Brimont observent des renforts français envoyés pour reprendre le bois Soulains s'avancer le long de la route de Reims vers les bois de Soulains, s'arrêter puis enfin se replier. Plus près d'eux, ils aperçoivent des groupes d'Allemands aller à la voie de chemin de fer et en revenir. La mâchoire allemande semble bien s'être refermée sur eux... De fait, la fusillade avec les Allemands redémarre avec encore plus d'intensité. Les compagnies retranchées à la sortie du parc, sous les feux plongeants des soldats de Guillaume et prises à revers, ne peuvent se maintenir. Elles sont obligées de se réfugier derrière le grillage du jardin au fond du vallon. Meunier, du 36e, est témoin alors d'actes de bravoure désespérés : "Le mouvement de terrain qui sur la droite (vers le nord-est du château, NDR) masque notre vue à environ 200 m est fort gênant, aussi le commandant décide-t-il d'envoyer reconnaître et qui se passe derrière. Une demi-section sous les ordres du sergent Champetier de Ribes (du 129e régiment d'infanterie, NDR) rampe jusqu'à une meule de paille qui se trouve à la crête et y rencontre une vingtaine d'Allemands au repos. Ceux-ci sont tués par nos hommes mais le mouvement a été vu par l'ennemi qui ouvre un violent feu qui tue ou blesse la plupart des nôtres ; le chef de détachement mortellement blessé peut encore revenir avec quelques hommes." Les mitrailleuses ennemies arrosent les toits, les greniers, cinglent l'intérieur des cours. "Un obus tombe dans le puits qui est démoli, nous n'avons plus d'eau", raconte Meunier.
La chapelle du château de Brimont était située
à l'arrière de la ferme. Sur la gauche, les serres.
Vers midi, une brèche est ouverte dans le mur nord-est de la ferme par l'artillerie allemande, mais elle n'est pas exploitée par les soldats de Guillaume. Les blessés français s'accumulent. Ils sont 200 vers 14h00. En début d'après-midi, l'artillerie allemande augmente d'intensité : aux batteries de 77 s'ajoute désormais une batterie lourde de 210 qui écrase méthodiquement tous les bâtiments. Après l'édifice principal, les obus s'abattent sur la ferme et l'enceinte du parc. Une deuxième trouée est pratiquée par un projectile dans le mur nord-est. L'ennemi s'en rapproche, mais il est repoussé par la 3e compagnie du 129e qui ouvre un feu meurtrier à bout portant. Les Allemands concentrent alors leur attaque vers le parc, et notamment, vers les jardins français et l'épais bois qui bordent le parc au sud. Le terrain est difficile à défendre : les arbres abattus par les obus limitent le champ de tir des Normands. Ceux-ci sont rapidement dépassés, et se laissent désarmer.
Le toit de la ferme du château, où s'est retranché le 36e régiment d'infanterie
lors des combats du 16 et du 17 septembre 1914.
Le soldat Joseph Pirot, du 129e, fait prisonnier ce jour-là et qui réussira à s'évader quelques jours plus tard, racontera lors de son interrogatoire ces dernières heures au château de Brimont : "Tout le monde disait que le commandant (Duchemin, NDR) qui était au château avait fait sonner le "Cessez le feu" et hisser le drapeau blanc. C'est alors que plusieurs soldats ont mis leur mouchoir au bout de leur baïonnette pour laisser avancer les Allemands sans tirer. Quand on a sonné le "Cessez le feu", je suis resté dans la tranchée avec un camarade Leboucher et nous y sommes restés tant que les Allemands n'ont été arrivés dans le château. J'ai tiré 2 ou 3 cartouches pendant qu'ils venaient sur nous et comme les camarades ont insisté pour que je ne tire plus, je n'ai plus tiré. C'est les Allemands qui m'ont donné ordre de sortir, de laisser mon équipement et mes armes où j'étais (...). Quand notre section a été prise, tous les hommes qui étaient cachés dans le château sont venus nous rejoindre en criant : «Ne tirez plus, nous nous rendons.» Dans ces hommes, il y en avait quelques uns qui avaient laissé leur équipement dans le château et les autres se sont amenés tout équipés ; de là, les Allemands les ont fait déséquiper comme tous les autres."

(A suivre…)

20 avr. 2010

Brimont : un château en Espagne pour la 10e brigade (IV)

Suite de notre billet consacré aux combats dans et autour du château de Brimont en septembre 1914.

Après l'arrivée du bataillon du 129e régiment d'infanterie, le 16 septembre 1914, l'organisation des lisières du parc et du château est complétée (voir plan ci-contre). Au régiment du Havre échoient le bâtiment principal ainsi que les côtés sud-ouest et nord-est du parc. Les bons tireurs sont placés derrière les fenêtres du premier étage et dans les combles du château, en contrebas de lisière du bois de Brimont. Ils prennent pour cible les travailleurs allemands dès qu'ils les repèrent. L'ennemi riposte par des tirs de mitrailleuses sur les toits et des bombardements. La ferme attenante et la face sud-est du parc sont occupés par le 36e. Le génie perce des créneaux dans le mur le long de l'allée qui descend vers les bois de Soulains, puis creuse une tranchée pour tireurs à genoux sur le côté sud-est, en dehors du parc, pour la 8e compagnie du 36e. La 4e compagnie du 129e, pour sa part, s'enterre, à l'ouest, dans des trous de mitrailleuses. Enfin des postes d'observation sont installés. Celui de Navel est disposé dans le grenier d'un grand hangar à fourrage, auprès de la ferme.
C'est de cette position que le chef de bataillon commence à voir, dès 16 heures, d'importantes forces ennemies descendre en formations dispersées vers les bois de Soulains sans tirer ni subir le feu de l'artillerie française. Un peu plus tard, Navel aperçoit également un flot de fuyards sortir du bois en courant en direction du pont de la voie ferrée (cet épisode sera développé dans un autre billet, NDR). Le capitaine Meunier, du 36e RI, raconte : "À la tombée de la nuit nous entendons très distinctement le violent combat qui se livre dans les bois Soulains en arrière et à droite de nous. Nous ne pouvons rien voir et il est impossible de se faire une opinion sur le résultat car peu de temps après la charge nous entendons le clairon allemand qui sonne la retraite. Pendant longtemps nous verrons des lanternes aller et venir et nous supposons que ce sont des brancardiers allemands qui ramassent leurs blessés." Il est difficile d'imaginer la perplexité des soldats au château de Brimont... Les bois de Soulains, que le bataillon du 36e RI avait quitté 36 heures plus tôt, leur semblaient pourtant occupés par les Français. Par précaution, Duchemin et Navel envoient l'information à la Verrerie en cinq exemplaires par cinq hommes du 36e échelonnés. Puis, vers 21 heures, devant l'urgence de la situation, Duchemin fait de nouveau appel à Moulin pour demander des instructions au colonel du 129e RI.
Car la situation au sein du château devient préoccupante : les munitions commencent à baisser, la situation sanitaire pour les blessés est grave et les vivres sont insuffisants. Lorsque Moulin revient de la Verrerie, quatre heures plus tard, il est accompagné de deux médecins auxiliaires du 36e, Prentoux et Coty, de quelques infirmiers et d'une patrouille qui apporte une trentaine de paquets de cartouches. Moulin a remis le compte-rendu au colonel, qui a prescrit verbalement au bataillon Duchemin qu'il devait rester au château. Ces dispositions sont suivies, quelques heures plus tard, d'un ordre écrit identique.

(A suivre…)

15 avr. 2010

Brimont : un château en Espagne pour la 10e brigade (III)

 Suite de notre billet consacré aux combats dans et autour du château de Brimont en septembre 1914.

Les lisières sud du bois de Brimont hier et aujourd'hui (via Google Street View). Photo de droite, dans la trouée,
le château de Brimont. La route suit la ligne des tranchées allemandes lors des combats autour du château en septembre 1914.
Le trajet des bataillons Navel et Duchemin
pour rejoindre le château de Brimont.
Le deuxième bataillon du 36e régiment d'infanterie retranché au château de Brimont, la lourde machine militaire française continue de donner contre le mur allemand... Pour la journée du 16 septembre 1914, les ordres de la 10e brigade demeurent, à savoir pratiquer une attaque "brusquée" sur le village de Brimont et la ferme de l'Espérance. Dans leur entreprise, les petits Normands du Calvados, en pointe de cette attaque, doivent être renforcés par un bataillon du 129e RI. Mais celui-ci a pris du retard.
Conduite par le commandant Léopold Duchemin, la formation a en effet quitté la Verrerie, à 1,5 km de là (voir plan ci-contre), dans l'après-midi du 14 au 15. La lourde masse humaine s'est s'écoulé lentement, homme par homme, à l'abri des feux ennemis. Elle a passé par la voie ferrée, le long du canal de la Marne à l'Aisne, puis a rejoint les bois de Soulains. La consigne : marcher en silence, en tenant les baïonnettes et les bidons. Mais une fois dans la forêt, les hommes ne peuvent déboucher et rejoindre le château, en raison des tirs qui partent des tranchées allemandes et traversent la plaine. La journée du 15 s'est donc déroulée en faisant de la sape pied à pied sous les bombardements. Enfin à 4h15, en pleine nuit, le bataillon a débouché et a réussi à se porter par petits groupes sur la demeure et son grand parc arboré.
Selon le JMO de la 5e division, le bataillon est accompagné d'un peloton du génie, et quelques rapports mentionnent l'arrivée d'une corvée de ravitaillement. Le capitaine Meunier, de la 7e compagnie du 36e RI, signalera également dans son récit l'apparition d'un médecin-auxiliaire : "Celui-ci s'occupe immédiatement des blessés et installe une ambulance dans une vaste cave très profonde (cette installation sera pratiquée dans un deuxième temps, NDR) ; ce médecin auxiliaire fera preuve jusqu'à la fin d'une activité et d'un dévouement au-dessus de tout éloge."
Dès son arrivée dans cette enclave, Duchemin fait acheminer un compte-rendu au colonel de son régiment : "(...) Je vais compléter l'organisation des lisières du château commencée par le 36e RI, et chercher ensuite à gagner la lisière sud du bois de Brimont. Le commandant du 2e bataillon du 36e m'affirme qu'il n'y a aucune tranchée ennemie entre le château et la Verrerie. Toutes les fortifications ennemies seraient à l'est du château et au nord. Prévenir le bataillon de la Verrerie de ne plus tirer dans la direction du bois du château. Ces feux, hier matin, ont occasionné des pertes au 36e. La nuit a été calme aux bois Soulains. L'ennemi a allumé des feux aux tranchées. Il ne fait aucun mouvement en avant et n'a pas envoyé de patrouille." Le pli est porté à travers la plaine par le soldat Moulin, du 129e, qui, à son retour, rencontre avec un chef d'escadron d'artillerie, à l'ouest des bois de Soulains. Ce dernier, après avoir pris connaissance de sa mission, aurait dit : "C'est heureux que je vous ai rencontré, j'allais justement taper sur le château de Brimont" (le capitaine Meunier, dans son rapport, mentionne, de son côté, une erreur de l'artillerie française avec deux obus de 75 qui, le 16 septembre, auraient "blessé trois soldats et tué cinq vaches").

(A suivre...)

7 avr. 2010

L'invité du 36e : Kris ou le bouilleur d'Histoire

Parue à l'automne dernier, la bande dessinée Notre Mère la Guerre est l'occasion de revenir, sous couvert d'une enquête policière, sur la tragédie humaine de la Première Guerre mondiale. Aux commandes de cette fresque violente, d'une très grande maîtrise, le scénariste Kris et le dessinateur Maël, qui ne s'imaginaient pas un jour s'embarquer pour les tranchées de la champagne pouilleuse. Pourquoi écrire sur la Grande Guerre ? A partir de quelle documentation ? Comment retranscrire la folie de ces quatre années ? A l'occasion d'un petit salon sur la BD, Kris a bien voulu répondre à mes questions.

Comment est né le goût de la BD chez toi ?
Si on remonte loin, je viens de l'univers de la bande dessinée, parce que j'avais deux oncles collectionneurs, dont un avait plus de 600 albums. J'ai donc appris à lire dans la BD. Et ça été tout mon univers pendant 20 ans... Je lisais très peu de romans, ce qui est à mon sens une pauvreté. Mais j'ai écrit mon premier scénario alors que j'avais six ans : une histoire de Tif et Tondu. Mon premier vrai démarrage a été lorsque j'ai écrit au journal Tintin. J'avais alors 12-13 ans, et ma lettre a été publiée. J'y racontais comment je voulais devenir auteur de bande dessinée. Du coup, des lecteurs m'ont écrit, dont un qui était Suisse, et l'on a commencé tous les deux à monter un projet ensemble. Cette envie est revenue plus tard, alors que j'étais en université d'histoire. Le travail dans cette discipline ressemble par bien des points à celui d'un scénariste : on mène ses recherches seul, on apprend à s'organiser, on écrit beaucoup... De plus, dans cette fac, il avait deux dessinateurs assez doués. Nous avons créé tous les trois un premier fanzine de bande dessinée, qui a été un véritable tremplin. Par la suite, avec toute une bande de jeunes auteurs des Beaux-Arts, on a lancé ce qui allait devenir l'atelier des Violons Dingues, dont sont issus aujourd'hui la majorité des auteurs brestois.

Tu écris beaucoup sur le monde contemporain, sur ce qui t'entoure... 
Oui, ma première histoire c'est Le Déserteur, avec Obion, une série abandonnée au bout de deux tomes. C'était de la fantasy, mais avec beaucoup de réminiscences contemporaines. Cet album était dû pour partie à mes influences d'adolescent : c'était encore un travail qui découlait d'un univers de lecteur, pas encore d'un univers d'auteur.

Kris et sa casquette lors du salon "La BD s'invite à Rueil",
en mars 2010.
Quelle est la différence ?
Pour moi, la première question que doit se poser un scénariste, c'est de se demander ce qu'il veut raconter. Quand je me suis lancé dans la BD, ce que je voulais faire partager, c'était quelque chose qui vient de ma famille : elle a été très impliquée dans la petite histoire qui a fait la grande. J'ai un arrière-grand-père qui s’est embarqué avec les fameux "Sénans", les pêcheurs de l'île de Sein qui ont rejoint l'Angleterre et Charles de Gaulle dès juin 40 ; son fils a été résistant communiste ; mon autre grand-père a connu la bataille de Mers el-Kébir, le sabordage de la flotte française à Toulon... Bref, c'est quelque chose qui me faisait réfléchir, et, lorsqu'à 14 ans, je suis parti en Irlande du Nord - ce que je raconte dans Coupures Irlandaises - ça m'a définitivement ouvert au monde extérieur. J'ai très vite évolué vers l'histoire contemporaine, vers le documentaire, avec des récits très ancrés dans le réel, qui parlent avant tout du monde dans lequel on vit.

D'où vient alors ce goût pour la Première Guerre mondiale ?
Cela peut sembler bizarre : je n'ai en effet aucune racine familiale liée à la Première Guerre mondiale. Mon arrière-grand-père – il est né en 1902 – était beaucoup trop jeune pour avoir combattu. D'ailleurs, aucun de mes ancêtres connus n'a participé à ce conflit. Adolescent, j'étais fasciné par la guerre de 1939-1945. Je connaissais tout : les batailles, les chiffres... C'était, pour moi, un conflit politique simple à envisager : communisme contre fascisme, démocratie contre fascisme... Je nourrissais donc une sorte d'incompréhension à l'encontre de la Grande Guerre : je n'arrivais pas à comprendre son absurdité. Cette guerre était juste pour moi un suicide collectif dans des circonstances incroyables. Je regardais donc la Grande Guerre en vrai chien de faïence...

Et puis ?
Et puis, je suis allé à Verdun. J'avais 12 ans. Je me souviens que j'étais stupéfait de voir à quel point la terre est encore marquée : voir tous ces trous d'obus... Je me rappelle surtout d'un panneau d'information à l'entrée du champ de bataille, qui demandait aux visiteurs de respecter le silence à partir de cette limite. Cela a été un traumatisme d'enfance en quelque sorte. Idéal pour écrire !

Et plus tard ? A l'âge adulte ?
Il y a eu tout d'abord l'engouement pour Paroles de poilus, le livre de Jean-Pierre Guéno. Je me suis rendu compte à quel point ces combattants étaient proches de nous. Ils aimaient leur femme, leurs gamins... Et puis j'avais envie de savoir, en qualité d'auteur qui travaille sur des situations extrêmes, comment ces hommes avaient tenu. Cette guerre est un peu la mère de toutes les guerres. Elle résume toutes les précédentes et annonce, en même temps, toutes celles qui vont venir. Pour finir, la guerre en ex-Yougoslavie, au début des années 90, a déclenché beaucoup de choses. C'était dans les Balkans une nouvelle fois, "comme en 14", la guerre revenait en Europe, et lorsque je voyais ces hordes de partisans je retrouvais des images de la Première Guerre mondiale, de sauvagerie de violence... Je me suis alors dit que ce conflit était peut-être beaucoup plus moderne qu'on ne le pensait et qu'il parlait bien de l'homme - ma seule préoccupation en tant que scénariste.

Quel a été l'élément déclencheur pour écrire l'histoire de Notre Mère... ?
C'est une lecture du témoignage du caporal Louis Barthas. J'ai lu ce livre il y a assez longtemps, lorsqu'il a été réédité à la Découverte. Je l'ai adoré. Il y avait notamment cet épisode où il raconte, sur deux ou trois pages, comment il a dirigé une section d'adolescents délinquants qui sortaient de prison. Cette anecdote m'a mis la puce à l'oreille. Il y avait quelque chose d'intéressant à creuser...


L'extrait
"Un soir en rentrant du travail, nous trouvâmes autour de l'abri une trentaine de jeunes gens, engagés volontaires ou forcés des classes 17 et 18 non encore appelés. Maigres, imberbes, pâles, le regard effronté, le verbe haut insolent du Gavroche parisien, c'était comme on dit des gars "dessalés", malgré que quelques-uns aient des figures de jeunes filles ou de gamins de quinze ans. Quelques-uns venaient tout doit de la maison de correction, d'autres, garçons livreurs, avaient oublié de rapporter à leur patron l'argent de quelque client, certains employés de postes aveitn eu l'indiscrétion de fouiller le contenu des lettres. L'un d'eux n'avait rien trouvé de mieux que d'enlever une demoiselle de quatorze ans qu'on ne voulait pas lui donner en mariage..." 
(Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, éd. François Maspéro, p. 330)

Et ensuite ?

J'ai écrit une note d'intention au départ de 4 ou 5 pages qui décrivait les grandes lignes du récit, et ce que j'avais envie de mettre en scène. J'ai envoyé ce document à Futuropolis et l'on a signé.


Comment as-tu démarré ton travail de recherche ?
J'étais seul pendant un bon moment. D'abord, j'ai lu beaucoup de mémoires de poilus, principalement pour essayer de retrouver une langue, des situations du quotidien... Puis, petit à petit, je suis sorti des récits les plus connus. J'ai aussi  tenu compte des travaux d'historiens, des débats et de l'historiographie autour de la Première Guerre mondiale...


Quelle est justement ta position sur ce point ? A-t-elle influencé l'élaboration du récit de Notre Mère... ?
Ma position qui consistait à raconter l'histoire de gamins engagés volontaires qui ont été leurrés n'était pas franchement conciliable avec certaines thèses développées par l'Historial de Péronne, notamment le messianisme patriotique, la valeur du sacrifice... Mais progressivement, ma position a évolué. J'estime en effet qu'on ne tient pas quatre ans dans ces conditions, s'il n'y pas au fond de soi quelque chose qui vous fait tenir, une forme de "consentement" plus ou moins consciente : la défense de la terre, la protection de la famille... Le récit de Notre Mère... présente donc ces deux aspects : il y a le caporal Gaston Peyrac, qui est proche du type de soldat que peut décrire Frédéric Rousseau, et le gendarme Vialatte, qui ressemble aux combattants étudiés par Audouin-Rouzeau. Mais il n'est pas dit que le récit n'évoluera pas encore...
Certaines lectures t'ont marqué lors de tes travaux de recherche ?
Oui, bien sûr. La poésie que peut avoir malgré tout la guerre ou un champ de bataille. Le côté féérique décrit par des écrivains, comme Dorgelès ou Barbusse… La grande question a été de savoir comment arriver à rendre cela graphiquement et par le récit. Maël, le dessinateur sur Notre Mère... est arrivé sur le tard dans ce projet, alors que le scénario était déjà écrit en partie pour le tome 1.

Tu avais déjà travaillé avec Maël ?
Non. Si je change de dessinateur à chaque récit, c'est parce qu'à mon sens chaque histoire demande son co-auteur particulier. C'est Claude Gendrot, mon éditeur chez Futuropolis, qui me l'a fait rencontrer. J'avais lu de Maël son diptyque Les Rêves de Milton, édité chez Dupuis. J'avais aimé le scénario, mais graphiquement, j'étais un peu resté sur ma faim. Lui, de son côté, estimait que tout avait été dit sur la Première Guerre mondiale. Et puis, il y avait l'ombre tutélaire de Tardi qui planait... Maël a lu le scénario, et il a été intrigué. Puis il m'a envoyé quelques pages de son histoire de samouraï, L'Encre du Passé, qui étaient tout simplement magnifiques... Et là, je me suis dit qu'il y avait un vrai auteur en gestation.

Du point de vue du dessin, Maël et toi avez privilégiez une approche réaliste ?
Non, car je crois qu'il faut faire confiance au lecteur. C'est lui qui s'approprie votre histoire avec ses codes de la Première Guerre mondiale : il faut éviter de l'emprisonner dans une image figée en essayant de dessiner chaque bouton de culotte. Il faut trouver le plus petit dénominateur commun sans tomber dans la reconstitution maniaque. Maël n'est pas d'un réalisme absolu dans son dessin : c'est un peu grimaçant, un peu caricatural sur les visages, ce qui nous permet d'aller loin pour exprimer l'intériorité des personnages. Et puis, peut-on faire passer par un dessin purement "photographique" la peur, le dégoût que ces hommes ont ressentis, etc. ? J'en doute.

Quel regard poses-tu sur la production contemporaine de BD sur le sujet de la Grande Guerre ?
Après Tardi, je pense que les auteurs ont savamment évité l'humain. Ils sont toujours allés dans le récit de genre par la bande : des récits d'aventure, des récits policiers. Tardi a remis l'homme au centre du débat, mais avec un vrai parti-pris : la putain de guerre, la sale guerre, tous ces soldats sont des victimes... Seulement, cette démarche ne me suffit pas. Je ne pense pas que la plupart de ces hommes ont tenu quatre ans, parce qu'il y avait l'oppression, parce qu'il y avait les gendarmes en arrière des lignes, etc. Je pense donc qu'il y a une voie à côté de Tardi. Une fois encore, le propre des histoires, c'est de se renouveler. C'est peut-être très orgueilleux ce que je vais dire, mais il faut être ambitieux avant d'attaquer un récit. Cette guerre est intéressante par ce qu'elle génère comme questions autour de l'humain. C'est ce qui m'intéresse dans Notre Mère..., exactement comme Tardi.

Pourquoi "angler" ton histoire selon les codes du polar ?
Plus que du polar, pour moi, Notre Mère... est de l'ordre du roman noir. Ce n'est pas uniquement une histoire policière telle qu'on l'entend, façon Agatha Christie, avec des indices... Il y a bien un enquêteur, Vialatte, mais très vite il bascule et passe son temps à affronter ses démons intérieurs. On est dans du "récit noir", qui est un genre très français, qui a toujours été, pour moi, le genre politique. C'est dans le roman noir - avec des auteurs comme Manchette, Daeninckx, etc. - que l'on découvre le mieux la société. Après, je ne me leurre pas : beaucoup de lecteurs aiment ce côté policier. Donc j'essaie de "monter" une intrigue intéressante, mais ce n'est pas ma finalité. L'intrigue est là pour tenir en haleine le lecteur, c'est un outil, un moyen, pas une fin en soi.

Le personnage principal du tome 1, c'est Vialatte, un soldat romantique, amateur de Péguy et de Hugo. Pourquoi employer ce protagoniste ?
Vialatte, c'est moi ! C'est le type qui ne connaît la guerre que dans les livres... de l'époque. La guerre, à mon sens, c'est "la tête dans les étoiles et les pieds dans le boue". Dans notre histoire, la tête, c'est Vialatte, les pieds, c'est le caporal Peyrac. Mais ils sont tous les deux liés. Je continue en effet de penser que, lors d'une situation comme cela - la guerre -, il y a des moments d'humanité grandiose. Il y a une solidarité qui, jamais, ne se manifesterait lors d'une situation normale. Vialatte reprend dans le tome 2 des mots que j'ai lus dans le roman expurgé de Frederic Manning Nous étions des Hommes. Manning dit des hommes de sa section qu'ils ne sont pas des amis, car l'amitié réclame une période plus longue et des circonstances plus normales pour se développer. Ce sont des camarades, pour qui vous êtes prêt à braver mille dangers pour aller les sauver...

Es-tu allé sur les champs de bataille pour t'imprégner ?
Oui, mais pas tout de suite. J'ai démarré mon écriture en restant sur ma visite de Verdun, alors que j'avais douze ans. En revanche, Maël a fait son service dans l'artillerie en Champagne, exactement sur les lieux du tome 1 - les camps de Mourmelon, Somme-Suippe, etc. Il a fait tout un hiver là-bas. Il a dormi dans la gadoue, il a creusé des trous. La craie de Champagne, il connaît ! Il sait ce que c'est que la chose militaire, même s'il a les cheveux longs et qu'il est doux comme un agneau !

N'y avait-il pas un danger d'anachronisme à écrire une histoire sur la Première Guerre avec tes yeux contemporains ? 
Non, parce que je pense que toute histoire est du présent. La façon dont on parle de ce conflit aujourd'hui n'est pas celle dont on en parlera dans vingt ans. J'estime qu'il faut refuser l'histoire figée dans le marbre. C'est la raison pour laquelle dans les dialogues, pour prendre un exemple, j'essaie toujours de trouver un juste équilibre avec une couleur d'époque, sans aller jusqu'à l'incompréhensible. Quant on lit Barbusse, au départ, on est perdu. Ce n'est pas du tout le cas de Dorgelès, qui a une écriture beaucoup plus fluide, plus contemporaine.

D'un dyptique, Notre Mère... est progressivement devenu un tryptique. Pourquoi ? 
L'histoire devait faire deux fois 76 pages. Il y avait, à l'origine, quatorze pages de plus dans le tome 1, ce qui devait nous permettre de vraiment découvrir les gamins. Et le dernier tome devait se dérouler en 1918, juste à la fin de la guerre. Mais rapidement, je me suis dit qu'il me fallait plus de place pour faire vivre ces garçons. Il a donc été décidé de leur consacrer entièrement un volume, ce qui fera l'objet du tome 2. On va les découvrir au travers du regard de Vialatte. Dans le tome 3, qui se situe, lui, en 1918, Vialatte revient sur les lieux de ces meurtres inexpliqués, et il y aura toute l'enquête qu'il a menée à l'arrière, en flash-back, dans les familles de ces gamins.

A quel stade en es-tu de l'écriture ?
J'écris scène après scène en gardant quelques pages d'avance sur Maël, mais pas tant que ça. Nous sommes dans le tome 2 : la semaine dernière, il était arrivé à la 34e page. Depuis, j'ai écrit huit pages, mais cela faisait au moins un mois que je tournais autour. Je le sens bien : je recule jusqu'au dernier moment, parce que je continue de me "nourrir", et je me dis que je peux toujours trouver une anecdote de plus, quelque chose qui va changer ma vision d'une scène. C'est extrêmement mouvant comme écriture, ce qui peut paraître étonnant pour une histoire policière. Mais je sens bien que le format de 64 pages me convient bien en rythme. Je me donne le droit à l'improvisation en permanence.

Propos recueillis par J. Verroust, le 27 mars 2010.

Notre Mère la guerre, de Kris & Maël, éd. Futuropolis, 16 euros. Merci à Kris de sa générosité, et à la librairie "Les Extraits", à Rueil-Malmaison, qui a rendu cette interview possible. A lire aussi sur ce blog, en matière de BD, l'interview de Marko dessinateur des Godillots.

5 avr. 2010

Brimont : un château en Espagne pour la 10e brigade (II)

Le château de Brimont vu des lisières des bois de Brimont. Dans le fond, on aperçoit les bois de Soulains.
Suite de notre billet consacré aux combats dans et autour du château de Brimont en septembre 1914.

Voici la suite du récit du capitaine Meunier, de la 7e compagnie du régiment de Caen, pour la journée du 15 septembre... Lors de cette première journée dans le château de Brimont, l'heure est à se barricader. En quelques heures,  le vaste domaine est transformé en place-forte par les quatre compagnies, avec l'aide de sections du génie (dont il n'a pas été possible pour le moment de retrouver trace dans les rapports conservés aujourd'hui au Service historique de la Défense). Très vite se pose pourtant le problème du ravitaillement en eau, en nourriture et en munitions des hommes - une question qui, au fil des heures, va se poser avec de plus en plus d'importance. De même, les liaisons avec les bois de Soulains et la Verrerie de Courcy deviennent de plus en plus difficiles. Selon un rapport, écrit par le commandant Chassery  du 3e bataillon (rédigé le 22 novembre 1914), le commandant Navel envoie successivement, lors de cette journée, le cycliste Jolinet et le caporal Vincent aux bois de Soulains pour porter un compte rendu au colonel du 36e. Les deux hommes réussissent à traverser la plaine balayée par les balles, mais plus aucun autre contact n'est établi pour la journée. Il faudra attendre le 16 septembre au matin pour que des renforts arrivent.

"Dès qu'il fait grand jour (le 15/09, NDR), les Allemands ouvrent de la lisière du bois Brimont, un feu de mitrailleuses et de mousqueterie assez violent. Le lieutenant Dubois (natif du village de Carrouges, NDR) et plusieurs hommes sont tués d'autres sont blessés. Le commandant Navel donne l'ordre d'occuper les bâtiments et répartit son monde ainsi que suit :
1° Ferme : sous le commandement du capitaine Thil, avec la 5e compagnie.
2° Château : sous le commandement du capitaine Meunier, avec la 7e compagnie.
3° Parc : sous le commandement du capitaine Poncet des Nouailles avec la 6e compagnie.
4° Réserve : ce qui reste de la 6e compagnie qui n'a plus d'officiers est tenue par le commandant à sa disposition et placée entre la ferme du château.

L'effectif ne doit pas dépasser 650 hommes, y compris la section du génie qui nous a rejoint.
Le château est rapidement organisé ; au premier étage d'un couloir longe toute la façade regardant l'ennemi. Les fenêtres sont barricadées et les hommes répartis au créneau, les meilleurs tireurs sont installés dans les combles et des postes d'observation y sont placées. La ferme est organisée de la même façon, quant au parc le génie y creuse une tranchée qui prolonge le mur de la façade de droite.
Le champ de tir est très restreint en profondeur mais nos hommes, bien abrités, vont pendant trois jours faire de l'excellente besogne. L'ennemi tiraille faiblement, occupé surtout à ses travaux de retranchements mais un va-et-vient incessant d'Allemands donnera à nos tireurs l'occasion d'en abattre un grand nombre. Afin de ménager les munitions, chaque créneau se voit attribuer un secteur de terrain et ordre est donné de tirer qu'à coup sûr. La fusillade ne cessera pourtant pas et les documents et récits publiés par les Allemands insistent sur les fortes pertes par eux à cet endroit.
Toutes ces mesures prises, le commandant Navel se préoccupe de l'alimentation des hommes qui n'ont pas mangé depuis deux jours ; le génie essaie de réparer le moteur du puit, mais il renonce et installe un manège ; nous avons de l'eau pour le moment. On achète des moutons au fermier qui essaie de faire du pain. Tout va bien mais dans l'après-midi la décomposition du bétail tué par le bombardement et encombrant la cour de la ferme devient gênante ; le génie quoiqu'exténué essaie d'enterrer quelques cadavres, mais il y en a trop.
La nuit arrive et toutes les mesures de sécurité sont prises très rigoureusement en raison de la proximité immédiate de l'ennemi ; nos hommes quoique très fatigué montrent une grande vigilance. Le commandant Navel envoie une corvée chercher des vivres, mais les hommes reviennent n'ayant pu trouver leur chemin ; un nouveau détachement sous les ordres du sous-lieutenant Munier réussit à rapporter du pain et quelques vivres."


(A suivre...)