Certaines lectures
t'ont marqué lors de tes travaux de recherche ?
Oui, bien sûr.
La poésie que peut avoir malgré tout la guerre ou un champ de bataille.
Le côté féérique décrit par des écrivains, comme Dorgelès ou Barbusse…
La grande question a été de savoir comment arriver à rendre cela
graphiquement et par le récit.
Maël, le
dessinateur sur
Notre Mère... est arrivé sur le tard dans ce
projet, alors que le scénario était déjà écrit en partie pour le tome 1.
Tu
avais déjà travaillé avec Maël ?
Non. Si je change de
dessinateur à chaque récit, c'est parce qu'à mon sens chaque histoire
demande son co-auteur particulier. C'est Claude Gendrot, mon éditeur
chez Futuropolis, qui me l'a fait rencontrer. J'avais lu de Maël son
diptyque
Les
Rêves de Milton, édité chez Dupuis. J'avais aimé le scénario,
mais graphiquement, j'étais un peu resté sur ma faim. Lui, de son côté,
estimait que tout avait été dit sur la Première Guerre mondiale. Et
puis, il y avait l'ombre tutélaire de Tardi qui planait... Maël a lu le
scénario, et il a été intrigué. Puis il m'a envoyé quelques pages de son
histoire de samouraï,
L'Encre
du Passé, qui étaient tout simplement magnifiques... Et là, je
me suis dit qu'il y avait un vrai auteur en gestation.
Du
point de vue du dessin, Maël et toi avez privilégiez une approche
réaliste ?
Non, car je crois qu'il faut faire confiance au
lecteur. C'est lui qui s'approprie votre histoire avec ses codes de la
Première Guerre mondiale : il faut éviter de l'emprisonner dans une
image figée en essayant de dessiner chaque bouton de culotte. Il faut
trouver le plus petit dénominateur commun sans tomber dans la
reconstitution maniaque. Maël n'est pas d'un réalisme absolu dans son
dessin : c'est un peu grimaçant, un peu caricatural sur les visages, ce
qui nous permet d'aller loin pour exprimer l'intériorité des
personnages. Et puis, peut-on faire passer par un dessin purement
"photographique" la peur, le dégoût que ces hommes ont ressentis, etc. ?
J'en doute.
Quel regard poses-tu sur la
production contemporaine de BD sur le sujet de la Grande Guerre ?
Après
Tardi, je pense que les auteurs ont savamment évité l'humain. Ils sont
toujours allés dans le récit de genre par la bande : des récits
d'aventure, des récits policiers. Tardi a remis l'homme au centre du
débat, mais avec un vrai parti-pris : la putain de guerre, la sale
guerre, tous ces soldats sont des victimes... Seulement, cette démarche
ne me suffit pas. Je ne pense pas que la plupart de ces hommes ont tenu
quatre ans, parce qu'il y avait l'oppression, parce qu'il y avait les
gendarmes en arrière des lignes, etc. Je pense donc qu'il y a une voie à
côté de Tardi. Une fois encore, le propre des histoires, c'est de se
renouveler. C'est peut-être très orgueilleux ce que je vais dire, mais
il faut être ambitieux avant d'attaquer un récit. Cette guerre est
intéressante par ce qu'elle génère comme questions autour de l'humain.
C'est ce qui m'intéresse dans
Notre Mère..., exactement comme
Tardi.
Pourquoi "angler" ton histoire selon les
codes du polar ?
Plus que du polar, pour moi,
Notre Mère...
est de l'ordre du roman noir. Ce n'est pas uniquement une histoire
policière telle qu'on l'entend, façon Agatha Christie, avec des
indices... Il y a bien un enquêteur, Vialatte, mais très vite il bascule
et passe son temps à affronter ses démons intérieurs. On est dans du
"récit noir", qui est un genre très français, qui a toujours été, pour
moi, le genre politique. C'est dans le roman noir - avec des auteurs
comme Manchette, Daeninckx, etc. - que l'on découvre le mieux la
société. Après, je ne me leurre pas : beaucoup de lecteurs aiment ce
côté policier. Donc j'essaie de "monter" une intrigue intéressante, mais
ce n'est pas ma finalité. L'intrigue est là pour tenir en haleine le
lecteur, c'est un outil, un moyen, pas une fin en soi.
Le
personnage principal du tome 1, c'est Vialatte, un soldat romantique,
amateur de Péguy et de Hugo. Pourquoi employer ce protagoniste ?
Vialatte, c'est moi ! C'est le
type qui ne connaît la guerre que dans les livres... de l'époque. La
guerre, à mon sens, c'est "la tête dans les étoiles et les pieds dans le
boue". Dans notre histoire, la tête, c'est Vialatte, les pieds, c'est
le caporal Peyrac. Mais ils sont tous les deux liés. Je continue en
effet de penser que, lors d'une situation comme cela - la guerre -, il y
a des moments d'humanité grandiose. Il y a une solidarité qui, jamais,
ne se manifesterait lors d'une situation normale. Vialatte reprend dans
le tome 2 des mots que j'ai lus dans le roman expurgé de Frederic
Manning
Nous
étions des Hommes. Manning dit des hommes de sa section qu'ils
ne sont pas des amis, car l'amitié réclame une période plus longue et
des circonstances plus normales pour se développer. Ce sont des
camarades, pour qui vous êtes prêt à braver mille dangers pour aller les
sauver...
Es-tu allé sur les champs de bataille
pour t'imprégner ?
Oui, mais pas tout de suite. J'ai démarré
mon écriture en restant sur ma visite de Verdun, alors que j'avais douze
ans. En revanche, Maël a fait son service dans l'artillerie en
Champagne, exactement sur les lieux du tome 1 - les camps de Mourmelon,
Somme-Suippe, etc. Il a fait tout un hiver là-bas. Il a dormi dans la
gadoue, il a creusé des trous. La craie de Champagne, il connaît ! Il
sait ce que c'est que la chose militaire, même s'il a les cheveux longs
et qu'il est doux comme un agneau !
N'y avait-il pas
un danger d'anachronisme à écrire une histoire sur la Première Guerre
avec tes yeux contemporains ?
Non, parce que je pense que
toute histoire est du présent. La façon dont on parle de ce conflit
aujourd'hui n'est pas celle dont on en parlera dans vingt ans. J'estime
qu'il faut refuser l'histoire figée dans le marbre. C'est la raison pour
laquelle dans les dialogues, pour prendre un exemple, j'essaie toujours
de trouver un juste équilibre avec une couleur d'époque, sans aller
jusqu'à l'incompréhensible. Quant on lit Barbusse, au départ, on est
perdu. Ce n'est pas du tout le cas de Dorgelès, qui a une écriture
beaucoup plus fluide, plus contemporaine.
D'un
dyptique, Notre Mère... est progressivement devenu un tryptique.
Pourquoi ?
L'histoire devait faire deux fois 76 pages. Il y
avait, à l'origine, quatorze pages de plus dans le tome 1, ce qui devait
nous permettre de vraiment découvrir les gamins. Et le dernier tome
devait se dérouler en 1918, juste à la fin de la guerre. Mais
rapidement, je me suis dit qu'il me fallait plus de place pour faire
vivre ces garçons. Il a donc été décidé de leur consacrer entièrement un
volume, ce qui fera l'objet du tome 2. On va les découvrir au travers
du regard de Vialatte. Dans le tome 3, qui se situe, lui, en 1918,
Vialatte revient sur les lieux de ces meurtres inexpliqués, et il y aura
toute l'enquête qu'il a menée à l'arrière, en
flash-back, dans
les familles de ces gamins.
A quel stade en es-tu de
l'écriture ?
J'écris scène après scène en gardant quelques
pages d'avance sur Maël, mais pas tant que ça. Nous sommes dans le tome 2
: la semaine dernière, il était arrivé à la 34e page. Depuis, j'ai
écrit huit pages, mais cela faisait au moins un mois que je tournais
autour. Je le sens bien : je recule jusqu'au dernier moment, parce que
je continue de me "nourrir", et je me dis que je peux toujours trouver
une anecdote de plus, quelque chose qui va changer ma vision d'une
scène. C'est extrêmement mouvant comme écriture, ce qui peut paraître
étonnant pour une histoire policière. Mais je sens bien que le format de
64 pages me convient bien en rythme. Je me donne le droit à
l'improvisation en permanence.
Propos recueillis par J.
Verroust, le 27 mars 2010.
Notre
Mère la guerre, de Kris & Maël, éd.
Futuropolis, 16 euros. Merci à Kris de sa générosité, et à la librairie
"Les Extraits", à Rueil-Malmaison, qui a rendu cette interview possible.
A lire aussi sur ce blog, en matière de BD,
l'interview
de Marko dessinateur des
Godillots.