(Ci-contre : une peinture de Michaël Gaumnitz pour le générique de son documentaire "Premier Noël dans les tranchées", photo DR)
Si l'on en croit Marc Ferro, on sait encore peu sur le mouvement spontané des fraternisations qui intervint côté français sur le ligne de front lors du Noël 1914. L'épisode le plus célèbre, dont s'est inspiré en partie le réalisateur Christian Carrion pour réaliser Joyeux Noël, fut sans doute la trêve qui s'instaura devant les tranchées du 74e régiment d'infanterie et du 7e chasseur à cheval, le 24 et 25 décembre, dans la plaine de Courcy, à l'ouest de Reims. Rappelons l'épisode en reprenant le Journal de marche du 74e pour ces journées : "Pendant toute la soirée, les Allemands ont chanté et joué de la musique dans les tranchées qui nous font face (…) Dans la matinée, un certain nombre d'Allemands sont sortis de leurs tranchées sans armes et en levant les bras ; quelques-uns d'entre-eux portaient des petits sapins comme arbre de Noël, quelques-uns de nos hommes voyant cela sont également sortis de leurs tranchées."
Ce que l'on sait moins, c'est que cette suspension d'hostilité fut précédée plusieurs semaines auparavant par de nombreuses manifestations qui annonçaient peu ou prou ce "joyeux entracte", où les armes allaient se taire pendant quelques heures. Les rapports consignés dans les cartons de la 5e division indiquent ainsi plusieurs petits "signaux" échangés de part et d'autres des tranchées, et notamment dans le secteur du 36e régiment d'infanterie, où devait se retrouver quelques jours plus tard le 7e chasseur à cheval. Ces rapports sont bien évidemment à lire entre les lignes, et il est indispensable de tenir compte de la langue de bois et de l'autocensure avec lesquels ils furent rédigés.
Dès la mi-novembre, plusieurs micro-événements attestent en effet que toute idée de dialogue n'est pas révolue entre Français et Allemands. L'histoire de l'adjudant Houette, qui voit "A. Von Wolff, capitaine prussien" adresser ses condoléances, "en qualité de camarade", à la veuve d'un soldat français abattu devant les lignes allemandes, à la mi-novembre, est assez symptomatique. De même, le 22 du même mois, le colonel Bernard, commandant du régiment, note dans un rapport : "Hier, les Allemands ont arboré un drapeau blanc de leur tranchée de la coupure. Comme ils n'en sont pas sortis, nous nous sommes méfiés et il n'y aucune suite à cette manifestation" (le fait est également rapporté dans le JMO) Cinq jours plus tard, l'annonce de l'encerclement de l'armée de Mackensen par l'armée russe à la bataille de Lodz est acclamée bruyamment par les Français. Mais cette fausse bonne nouvelle est immédiatement suivie de la mise en place d'une pancarte, côté allemand, annonçant que l'affrontement s'est soldé par des milliers de prisonniers russes. Selon une note rédigée par Bernard, un Allemand va jusqu'à sortir de la tranchée en pleine nuit, "s'approcher à portée de voix et crier : «Camarades français (c'est moi qui souligne), on vous trompe, ce ne sont pas les Russes qui sont victorieux, mais les Allemands.»"
Au début du mois de décembre, après une série de patrouilles lancées sur le front de la 5e division, les drapeaux blancs font de nouveau leur apparition. Le commandant du 36e RI note le 5 décembre : "En face du moulin (de Courcy), les Allemands agitèrent des drapeaux blancs et quand les hommes se découvraient (…) une fusillade très nourrie les accueillait" (voir aussi JMO du 36e). Regain d'hostilité ? Difficile d'y croire, car dans un autre rapport daté du même jour, l'officier note : "Les Allemands sortent tellement peu de leurs tranchées que nos patrouilleurs ont rapporté les journaux disposés à leur intention tout près de leurs tranchées. Les paquets étaient intacts."
Le 9 décembre 1914, le 36e, parti aux bois de Beaumarais, est remplacé par le 274e RI, les territoriaux du 102e RI, ainsi qu'une centaine de cavaliers du 7e chasseurs. Parmi ces derniers, le lieutenant Ernest Béchu nous laissera une description assez circonstanciée des fraternisations qui eurent lieu entre les deux armées. Elles commenceront dans la nuit du 24 au 25 par des cantiques dans les tranchées allemandes, suivis par des danses autour de sapins éclairés. Enfin, un Allemand sautera sur la parapet et donnera un chant a capella qui sera interrompu par une détonation. Pour finir, le lendemain, le lieutenant Béchu assistera à un spectacle peu banal : après qu'un lièvre fut tiré dans le no man's land, deux fantassins français iront le chercher sous les applaudissements des soldats de Guillaume. Mais la trêve n'a qu'un temps et à peine deux soldats allemands s'avanceront vers la tranchée française que l'artillerie tirera pour que chacun regagne sa tranchées. "Quatre obus passent en sifflant sur nos têtes, raconte le lieutenant, et viennent éclater avec une précision admirable à deux cents mètres au-dessus des tranchées allemandes. On voit au milieu de la fumée la terre et les débris de toutes sortes voler. Nos chasseurs crient Bravo ! Chacun sent que la meilleure solution a été prise et se réjouit que se termine ainsi la fugitive trêve de Noël. Maintenant ne songeons plus qu'à nous réjouir au grand jour en compagnie de nos braves cavaliers. Dans la nuit sont arrivées, bien arrimées dans de coquets paniers, les bouteilles de champagne offertes par le commandant. Quand la soupe sera là, nous allons en guise de Joyeux Noël, faire partir les bouchons en direction des tranchées allemandes."
(Merci à Robert Clément qui m'a fait part du texte d'Ernest Béchu).
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20 déc. 2009
De timides trêves entre les lignes
13 déc. 2009
Roger Couturier, la plume brisée (II)
Suite du billet sur Roger Couturier, entamé le 29 novembre dernier.
Après un voyage où il a l'occasion de lier connaissance avec le lieutenant Roland Engerand, Couturier rejoint son régiment d'affectation à Fismes, le 21 mai 1915, alors que le 36e RI est sur le point d'embarquer pour être jeté dans la grande offensive sur l'Artois. Le jeune garçon ne reste que quatorze heures dans la petite ville de l'Aisne. Versé dans le premier bataillon, tout comme Jean Hugo, le soldat témoigne lui aussi des ovations tout au long du voyage vers le nord de la France, avant son arrivée au Auxy-le-Château. Une fois sur place, il cantonne à Sus-Saint-Léger, puis passe à Maroeuil, avant d'arriver dans la zone des combats fin mai.
Son bataillon est placé en réserve, et c'est donc sous les bombardements incessants que le jeune garçon fait son apprentissage du feu. A l'excitation de ces premières journées se mêle une longue hébétude due au marmitage incessant. Très vite pourtant, cette guerre lui déplaît ("Oh ! La laide guerre où l'on se terre, où l'on se cache ! Comme nous sommes loin des guerres d'autrefois dont j'aimais les récits !! Où sont : «les bivouacs sommeillant sous les cieux étoilés», le choc des armées en campagne, les charges magnifiques terminant les combats. Ici, il faut s'anéantir sans s'être vus et la mort frappe au hasard, sans la beauté de la lutte." ) Le réconfort, il le trouve au contact du lieutenant Engerand et de la religion. Il visite ainsi l'église de Maroeuil dont le maître-autel est "anéanti", rencontre l'aumônier ("un prêtre très brave et très aimé, il me cause longuement et gentiment pendant que les projecteurs balayent le ciel") et sert la messe le 31 mai dans un abri-caverne ("sur un autel improvisé, à la lueur de quelques bougies, au bruit des canons (…) J'ai même le bonheur inouï, inespéré de pouvoir communier.").
Le 28 mai, Roger Couturier dans une lettre à sa mère décrit une tranchée : "Nous sommes en ce moment dans un boyau profond de 1,80 m à 2 mètres et large de 1,50 m. Pour venir, nous avons traversé "la Targette" en ruines, partout une odeur suffocante. Les balles sifflent autour de nous pendant que j'écris : dans le ciel se dessine unn Zeppelin. Au loin, des fusées. Nous changeons deux ou trois fois de place, cependant une fusée rouge nous repère et immédiatement fusils et canons se mettent à cracher de notre côté."
(A suivre...)
29 nov. 2009
Roger Couturier, la plume brisée
La mémoire de Roger Couturier, soldat du 36e régiment d'infanterie, ne se découvre plus aujourd'hui que par bribes. Son épitaphe* figure encore peu ou prou sur son tombeau, dans le petit cimetière parisien de Passy (divison 8), à quelques pas de la tombe de Maurice Genevoix et du colossal monument de Paul Landowski sur la Grande Guerre. Et son patronyme orne enfin une des plaques qui évoque les 546 écrivains "représentants de la pensée française morts pour la patrie", apposées de chaque côté du choeur du Panthéon de Paris. Autant dire que le souvenir de ce jeune garçon est bien ténu. Et sans le travail de sa mère, Geneviève Couturier, qui, en 1915, entreprit de recueillir et publier le journal et les lettres que son fils lui adressa de la fournaise, dans un petit ouvrage intitulé Un soldat de la Grande Guerre, on serait bien en peine d'invoquer ce jeune garçon, mort à dix-sept ans à Neuville-Saint-Vaast.
Né le 15 octobre 1897, Roger Couturier appartient à une famille aisée. Il grandit dans l'ouest parisien et, à l'âge de 8 ans, se voit admis au collège des pères maristes de Passy. "D'une grande timidité, d'une extrême sensibilité", selon sa mère, l'enfant se tient à l'écart des autres. Sa mauvaise santé contraint ses parents à l'éloigner de la capitale. En 1907, il est placé à l'institut Saint-Vincent de Senlis, où l'adolescent reste deux ans. De retour à Paris, il passe la première partie du bac philosophie. Profondément croyant, grand admirateur d'Albert de Mun, il est tenté par le sacerdoce, mais la déclaration de guerre bouleverse ses plans. Il veut s'engager. Son père mobilisé, il se retrouve seul avec sa mère.
Les premiers jours de la guerre l'emplissent d'une profonde inquiétude. Le 4 août, lors de l'enterrement de Jaurès, il stigmatise dans son journal "les discours pseudo-idéalistes" et les "utopies" du tribun socialiste. Il accueille la victoire sur la Marne avec soulagement et souhaite mourir pour son pays - "Mourir pour une telle cause, ce n'est pas mourir, c'est se continuer." Le 16 octobre, contre l'avis de sa mère, il se présente au bureau de recrutement, mais est refusé. Il obtient de passer le conseil de révision en décembre, où il est enfin déclaré apte. Dès lors, il choisit l'infanterie - "l'arme la plus belle, car elle donne tout sans compter sur d'autres forces que la sienne, l'arme des héros" - et le régiment du Calvados : le 36e RI.
Il part le 9 janvier à Caen, et après quelques jours passés au dépôt du régiment, il est envoyé à Potigny, où la classe 1915 a déjà commencé son instruction. Elève caporal, il passe les épreuves et repart pour le dépôt le 19 avril, où il endure la vie de caserne. Il fait mettre son nom sur la liste des partants pour le bataillon de marche, mais celui-ci est retiré, au prétexte qu'il est trop jeune. Enfin, le 18 mai, il apprend son départ pour le front. Lors de son voyage, le 20 ami, il se lie d'amitié avec le "lieutenant E..." (Roland Engerand, fils de Fernand Engerand - député du Calvados -, qui a été blessé au mois de septembre, à l'attaque du fort de Brimont, près de Reims).
* "Ici repose Roger Marie Couturier, engagé volontaire au 36e d'infanterie, tombé glorieusement à Neuville-Saint-Vaast, le 23 juillet 1915 à l'âge de 17 ans et demi. Médaille militaire et croix de guerre."
(A suivre...)
22 nov. 2009
Le cas étrange de l'adjudant Houette
Service historique de la défense, fort de Vincennes, Paris. Dans le chuintement des appareils photos numériques et le frémissement des vieux papiers, d'étranges récits émergent quelquefois des brumes du passé. Quelques fragments assemblés, à la manière d'un puzzle, racontent l'étonnante histoire des deux frères Houette, natifs de Caen, partis à la guerre dans les rangs du 36e RI.
L'un des deux frangins, Louis, est adjudant. Son histoire, pour le peu que nous connaissons, démarre lors d'une patrouille dans la plaine de Courcy à l'automne 1914. Dans la nuit du 15 au 16 novembre, le sous-officier, accompagné du lieutenant Le Rasle, et de quelques soldats s'avancent avec témérité vers une tranchée occupée par des allemands. Coups de feu, fuite, l'adjudant Houette est laissé en arrière. Dans la Journal de marche et d'opération du 36e régiment d'infanterie, il est noté ce même jour : "15 novembre. Pendant la nuit l'adjudant Houette part en reconnaissance est blessé par un feu de salve et reste aux mains de l'ennemi."
Deux mois plus tard, une bien étrange lettre arrive au régiment. Rédigée par l'épouse de Houette, elle est adressée au frère du disparu. Son contenu est rapporté dans un compte rendu que le lieutenant Le Rasle adresse à son chef de bataillon.
"11 janvier - Compte rendu, 7ème compagnie
Le sergent Houette a reçu de sa belle sœur le 17 décembre la copie d'une lettre que lui avait adressé un officier prussien. Voici la copie textuelle qui n'est pas une traduction.
Près de Reims, 16-11-14
Madame, j'ai le triste devoir de vous renvoyer selon son dernier désir, le portefeuille de votre mari, de l'adjudant Houette, Louis, qui est mort comme un héros il y a quelques jours. Il s'approcha avec quinze soldats de notre ligne croyant peut-être que notre fossée fut quittée par nos troupes. Il s'élança tout debout en plein aire d'une distance de 75 mètres et fut tué sur le champ par nos balles. J'admire comme soldat sa bravoure et je lui rends tous les honneurs dans ma qualité de camarade. Son corps est resté sur la place où il est tombé et je crois que vos compatriotes l'aient enlevé. Permettez-moi, Madame, de vous consoler de grand coeur en vue du sort cruel qui vous a frappé. Avec l'expression de ma haute considération.
A Von Wolff.
Capitaine prussien.
Au verso de son compte-rendu, Le Rasle poursuit :
"Cette lettre renferme plusieurs contradictions. La famille Houette a fait demander des explications par la Croix-Rouge de Genève, mais n'a encore aucune réponse. Le Rasle"
Plus bas sur la même feuille, on lit un commentaire du chef de bataillon Voisin ajouté après lecture :
"Cette lettre, étant donné les contradictions me paraît sans valeur (je ne l'avais pas lue). 1° Houette est tombé dans la tranchée allemande. 2°Comment les Allemands auraient-ils pu avoir l'adresse de Houette. Si Houette n'était pas tombé en leur possession... Et son portefeuille ? Le Chef de bataillon, R. Voisin"
Louis Houette est-il mort lors de cette patrouille ? Est-il retenu prisonnier ? Son épouse s'est sans doute précipité sur "Le Moniteur du Calvados", le 3 juin 1915, lorsque le journal a repris les premières listes de prisonniers français publiées par la "Gazette des Ardennes". Et puis la fin de la guerre est venue... Et Louis Houette n'est pas revenu. Par un jugement rendu le 20 décembre 1921, il a finalement été déclaré "Mort pour la France".
(Photo : la plaque commémorative de l'église Saint-Sauveur, à Caen, mentionne le nom de Louis Houette – surligné. Merci à Christophe Delasalle de sa photo, et à son travail sur Memorial Genweb)
19 nov. 2009
Dans la "sale guerre" de Courcy
Novembre 1914 dans les tranchées de Courcy. Le temps gris se saupoudre de quelques flocons de neige. Un brouillard épais s'abat parfois dans la plaine, favorisant la continuation des travaux de tranchées. Au régiment, le Journal de marche et d'opération mentionne le retour de plusieurs soldats blessés à Charleroi et à Guise, lors de la première partie de campagne. Le capitaine Roy, le lieutenant Le Rasle et L'Honoré, le sous-lieutenant Guérin font ainsi leur réapparition.
Wiart, capitaine à la 1re compagnie (la compagnie de Jules Champin) revient, lui, le 27 octobre, auréolé de sa blessure, reçue à l'épaule droite il y a un mois, lors de l'attaque sur Brimont, et de sa légion d'honneur, attribuée quelques jours plus tôt. L'homme a surtout été nommé, pendant sa convalescence, chef du premier bataillon "à titre temporaire". Une consécration pour cet officier de 43 ans, natif de Caen, dont la carrière militaire a démarré dès sa sortie de l'école spéciale militaire, en 1894. Versé au 48e RI, à Guingamp, il est resté quinze ans dans la cité bretonne, le temps pour lui de jeter son dévolu sur Marie Droniou, qu'il a épousé à l'automne 1898. En 1909, le couple a laissé derrière lui la caserne de la Tour d'Auvergne pour rejoindre, à 600 km de là, le 150e régiment d'infanterie dans la petite ville de garnison Saint-Mihiel. Puis en 1913, ils ont de nouveau quitté la "petite Florence lorraine" pour rejoindre Caen et son régiment d'attache, le 36e RI. Enfin, la guerre est arrivée...
La Belgique, Charleroi, le commandant Kahn - son commandant - frappé de 22 balles de mitrailleuses, la déroute, Guise, la Marne... Wiart aura survécu à tout cela. Mais le 13 novembre est un jour funeste pour le chef de bataillon. Alors qu'il se trouve dans les tranchées de première ligne, il est immédiatement repéré par un "tireur d'officier" allemand. Le doigt sur la détente de la carabine, l'oeil rivé à l'oculaire du petit tube téléscopique, le soldat allemand, spécialement entraîné (voir le commentaire de l'auteur Laurent Mirouze à ce propos), étudie sa cible. Est-ce le chiffre d'or du col de la vareuse, mal caché par celui de la capote, le bout de galon dissimulé derrière le revers de la manche qu'il remarque ? En une fraction de seconde et un tressaillement d'index, le chef de bataillon passe de vie à trépas (ci-contre, sa fiche Mémoire des Hommes). Le médecin aide-major Emile Beix, originaire d'Elbeuf, aura beau se précipiter et charger l'officier sur ses épaules pour le ramener au poste de secours, il sera trop tard.
Combien de soldats et d'officiers seront ainsi tués au régiment ? Nul ne le sait. Une chose est sûre : dans le secteur de Courcy, le cas d'Adrien Wiart, à cette période, ne fait pas exception. Fin octobre 1914, plusieurs morts de soldats sont ainsi causées par ce que l'on désigne encore à cette période comme des "balles perdues". Le 2 novembre, note le JMO du 36e RI, "un homme de la 8e compagnie est tué par une balle allemande". Puis le 7 novembre au soir, deux soldats du 129e RI, placé immédiatement à gauche du 36e RI, sont envoyés dans les lignes ennemies "pour aller incendier une meule située à proximité des tranchées ennemies qui masquait, pensait-on, le débouché d'une sape pendant le jour et qui servait d'abri aux bons tireurs ennemis". Deux jours plus tard, en fin d'après-midi, dans le secteur du 36e, un "observateur ennemi" perché dans un arbre est tué d'un coup de carabine. Et dans la nuit du 23 au 24 novembre, quelques jours après la mort de Wiart, deux soldats du 129e, sont désignés "pour aller mettre le feu à une meule qui avait été occupée par quelques bons tireurs ennemis".
Merci à Yann Thomas pour ces informations sur Adrien Wiart.
18 nov. 2009
Un mois en chantier
14 nov. 2009
En attendant la dégelée
"Épivent ne respectait, en somme, que les beaux hommes, la vraie, l'unique qualité du militaire devant être la prestance. Un soldat c'était un gaillard, que diable, un grand gaillard créé pour faire la guerre et l'amour, un homme à poigne, à crins et à reins, rien de plus. Il classait les généraux de l'armée française en raison de leur taille, de leur tenue et de l'aspect rébarbatif de leur visage." (Guy de Maupassant, Boule de Suif. Photo : image extraite du très beau court-métrage "1916", film de fin d'études de l'Ensad de Fabien Bedouel, 2003.)
A partir du début novembre, le général hiver fond sur les tranchées de Courcy. Dès le 10 , au lendemain de la panique au sein de la 10e brigade, le soldat Etienne Tanty, au 129e (stationné à côté du 36e), témoigne dans une de ses lettres : "Le temps se met à la gelée, les nuits et les jours sont glaciales". Le 22, Lucien Durosoir, violoniste virtuose, fraîchement débarqué dans la plaine de Courcy (au 129ème lui aussi), écrit : "Depuis 4 jours, nous avons des froids de 10 à 12 degrés au-dessous de zéro et la vie en plein air dans cette température est plutôt terrible, quoique à vrai dire on s'habitue un peu. Mais la nuit dans les tranchées, à peu près sans bouger, il faut y avoir été pour s'en faire une idée. Hier j'ai vu Balembois en pleurer. J'ai la chance, étant un peu gras, de moins en souffrir." Les jours suivant, le baromètre continue de baisser...
Les attentes aux créneaux dans les tranchées se transforment alors en véritable calvaire pour les hommes. Ils ne peuvent fermer l'œil tant les températures sont polaires. Ils attendent le jour, recroquevillés dans leur uniforme humide, et s'écroulent au matin dans un sommeil de plomb. Dans les postes de secours, on observe une recrudescence des pneumonies, bronchites et rhumatismes. Une note de l'état major de la brigade, non datée, trouvée dans les rapports de patrouille de la 5e division, montre l'indigence dans lequel se trouvent les soldats : "Il serait désirable que dans le courant de la nuit les hommes aux tranchées surtout ceux qui sont de quart puissent pendant leur veille pouvoir absorber une boisson chaude, seuls les fourneaux à pétrole ou réchaud à alcool permettraient de confectionner ou de réchauffer du thé ou du café, un quart de vin chaud serait de temps en temps le bienvenu. Si on ne peut se procurer des appareils de chauffage par voie de réquisition, les bonis sont en situation de faire face à cette dépense. Le colonel commandant la 10e brigade a pressenti les commandants des 36e et 129e, il demande en conséquence que les chefs de corps soient autorisés à faire au besoin sur le boni des unités l'achat du matériel ci-dessus." Dans les zones de cantonnements, les "lignards" du 36e ne sont pas mieux lotis. Ils dorment dans les bâtiments de la Neuvillette, souvent détruits, ouverts à tous les vents. Les plus chanceux couchent dans les caves. Ils n'ont aucun vêtement adapté au froid, sinon les effets que les familles et les dépôts leur ont fait parvenir ces jours derniers.
Dès la fin septembre en effet, des collectes sont organisées, par le biais entre autres d'entrefilets dans la presse. Le Moniteur du Calvados dans son édition du 1er octobre invite "à envoyer des tricots, vêtements chauds. Ces dons seront reçus par les dépôts des différentes garnisons qui les expédieront le plus tôt possible." Il n'en faut pas plus pour que le beau régiment de l'été 14 se transforme en armée de Bourbaki. Les écharpes fleurissent autour du cou des homme, les "ras de cul" se gonflent sous l'effet des chandails, et les passe-montagnes "non réglementaires" font leur apparition. Même les officiers s'y mettent. Le capitaine Lucien ne sort plus sans son bonnet de laine ridicule, et le sous-lieutenant Masse promène à la Neuvilette sa silhouette d'homme des bois.
Le 25 novembre, il neige dans la matinée. Le moral des soldats suit le même pente que le thermomètre. Ils savent désormais qu'ils ne seront pas de retour chez eux à Noël comme bon nombre l'espérait encore. Et au printemps, les combats risquent de recommencer...
10 nov. 2009
Les petits cailloux blancs de Fernand
Cela fait 25 ans que je joue à cache-cache avec mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, et "sa" guerre, qu'il effectua pour une large part au 36e régiment d'infanterie. La première fois, je sortais de l'adolescence, et l'on me confia, avec une certaine solennité, son album photo, où étaient rassemblées près de 300 photos, dont une grosse quantité couvrait la période 1914-1915. On me donna aussi son carnet de guerre, où étaient consignés quatorze jours d'une bataille de la Marne qui devaient le laisser "un peu fatigué, mais pas du tout démoralisé". Enfin l'on me gratifia, en supplément, de deux médailles qui lui appartenaient - une légion d'honneur et une croix de guerre, avec palme et une étoile ternies - ainsi que sa montre, au large bracelet en cuir, qui faisait un boucan du tonnerre la nuit. Je m'empressai de tout ranger dans un tiroir et d'oublier tout cela bien vite.
Allez savoir pourquoi, quelques années plus tard, une fois rentré dans "l'âge d'homme", je rouvris ces documents ? Une visite au Service historique de la défense (SHD), à Vincennes, et une balade plus tard dans la plaine de Juvincourt (dans l'Aisne), afin d'imaginer, dans la mesure du possible, ce qu'avait pu vivre ce curieux aïeul, il me fallait à tout prix "savoir" qui étaient ces soldats. Dans cette quête, j'avais avec moi ce gros album photos où - chance inouïe - tous les clichés étaient légendés individuellement. J'avais des noms, des lieux, des dates... Je ne partais donc pas démuni.
Et c'est là que le "miracle" intervint : très vite, par des coïncidences que je n'explique pas toujours, je retrouvais les lieux fréquentés par ces combattants et leur histoire. La plupart du temps, c'était au travers de rapports conservés dans les archives, de témoignages d'anciens, de livres et de photos envoyés par des enfants et des petits-enfants de soldats du 36e régiment... Les pièces de cet incroyable puzzle, qui avait attendu près de quatre-vingt dix ans, se mettaient en place. Je retrouvais les petits cailloux blancs laissés par ces hommes.
Aujourd'hui, c'est un autre "caillou" que j'exhume : un récit de patrouille signé de la main de Fernand Le Bailly, alors sergent dans les bois de Beaumarais, le 24 avril 1915, dans le bas du village de Craonne. Ce document, je l'ai déniché par hasard, il y a plusieurs mois, au milieu de centaines d'autres, dans un carton conservé au SHD. Si j'en crois les yeux ronds que me fit mon voisin de table, chercheur patenté de ces lieux, j'avais effectué sans le savoir une pêche miraculeuse. Et pourtant, l'intérêt de ce texte est très relatif - de nombreuses patrouilles furent effectuées aux abords du "potager" par le 36e régiment d'infanterie à cette époque. Il n'empêche : la voix de mon arrière-grand-père est là, portée par cette écriture bleu mers du sud, dans cette grande forêt grise des bois de Beaumarais.
3 nov. 2009
"Merci Michel…"
Pour Michel Germain, sergent fourrier, tué le 1er juin dans les combats de Neuville-Saint-Vaast, l'histoire aurait pu s'arrêter là, lui, enterré dans la nécropole de Barly, dans le Pas-de-Calais, Adolphine, son épouse, restée à l'épicerie fine Malesherbe, à Saint-Lô, rue Torteron, près de la Vire. Seulement, dans la famille, on aime bien faire les choses, et la mémoire de ce soldat du 36e régiment d'infanterie continue d'être entretenue, comme en témoigne deux photographies qui nous ont été envoyées.
Ainsi Adolphine, après avoir reçu les reliques de son époux en 1955, vint longtemps s'incliner sur la tombe de son mari. En 1974 ou 1975, lors de sa dernière visite, elle fut photographiée avec une de ses arrière-petites filles (photo à gauche). Le 8 avril 2008, les quatre petits enfants de Michel, Jean-Michel, Maryse, Josette et Patrick, accomplirent à leur tour le pèlerinage. Après avoir nettoyé la croix, ils trinquèrent au champagne avec leur grand-père. Ils évoquèrent en pensée avec lui ses onze arrière-petits enfants et ses vingt trois arrière-arrière petits enfants. Puis Maryse sortit trois petits galets qu'elle disposa sur les trois branches de la croix. Sur chaque caillou, il était quelques mots qui mis, bout à bout, formaient cette simple phrase "Merci Michel / d'avoir aimé / Adolphine".
24 oct. 2009
Deux ans et des poussières
Le travail n'est pas pour autant terminé. Les pièces du puzzle se mettent en place. Nous venons à peine de décrire les combats que le 36e RI découvre le 12 septembre 1914, qu'il nous faut rejoindre la 1ère compagnie, dans les tranchées de Courcy, pleurant la disparition du capitaine Wiart, ou la 6e, dans les bois de Beaumarais, qui déplore la perte du sergent Aberlard Molle. Et il nous reste à imaginer, dans la mesure du possible, ce que furent les combats du 8 juin 1915 à Neuville-Saint-Vaast…
Un long labeur, souvent difficile à mener parallèlement à mon activité professionnelle. Mais les récompenses sont là, dans les louanges des uns et les remarques des autres, dans la révélation récente de deux témoignages de soldats du régiment, ou la découverte de "figures" exceptionnelles du régiment, telles celle de Pierre Masse, que nous ne manquerons pas de partager avec vous dans les prochains mois. Je vous souhaite une agréable troisième année de lecture. (Photo : la vignette Delandre consacrée au 36e régiment d'infanterie. Voir le site de Stéphane Bone qui les recense.)
18 oct. 2009
Le flâneur du 36e : les collines oubliées de Beaumarais
Photo : la "cote 120" dans les bois de Beaumarais, photographiée en avril 2008.
Hormis trois petits hauteurs localisées le long de la D984, les bois de Beaumarais ne comptent pas de relief. De ces trois points culminants, le mont Hermel, qui atteint 95 m de hauteur, est situé le plus au nord du massif forestier, en surplomb de l'actuel village de Craonne. Plus en arrière, l'on trouve une hauteur dédoublée de 120 m de haut, baptisée "cote 120" par les Français en 1915. Ces sommets furent évidemment organisées en observatoires et armés par le 36e RI dès l'arrivée du régiment dans le bois, en décembre 1914 (voir notamment JMO, à la date du 13 février 1915). Et ces éminences furent logiquement bombardées, parfois quotidiennement, par les Allemands. Aujourd'hui, il ne reste plus aucune trace de ces fortifications. La nature a repris ses droits. A la saison de la chasse, il n'y a plus que les bruits des détonations des fusils qui viennent se perdre sur ces petites collines en étranges échos.
15 oct. 2009
La guerre, à en souper
Sardines, pommes de terre, boîtes de "singe", chocolat, pain, confiture, vin, soupe froide, riz... A relire les témoignages, l'ordinaire du soldat, même complété par les colis de la famille, fut bien monotone. En témoigne, cette lettre d' Etienne Tanty, du 129e régiment d'infanterie, rédigée dans la plaine de Courcy, en novembre 1915. Dans une description très sarcastique, le jeune garçon raconte un repas pris dans un cantonnement, à proximité des lignes tenues par le 36e RI.
"Lundi 9 novembre (...) Les cuisines sont des foyers, un par escouade, le long d'un mur, entre le mur et un immense tas de fumier. Sur deux pierres chauffent une immense marmite de riz et une de pommes de terre en purée. Chacun s'amène avec sa gamelle et la distribution commence et, avec elle, l'inévitable chamaillerie : hé ! le riz est à l'eau ! – hé ! le riz est au gras – et je ne l'aime pas comme ci et je ne l'aime pas comme ça – et puisque c'est ça j'en veux pas – et c'est toujours les mêmes – et tu nous fais chi... – et viens voir un peu ! – oui j'y viendrai – qu'est–ce que t'attends – et cette gamelle est trop pleine – et celle–ci ne l'est pas assez ! – et ta gueule ! – sale râleur ! espèce de... – répète–le donc ! – oui je le répèterai – eh bien répète–le – tu vas voir ! – tu me fais pas peur, peut–être ! – voulez–vous taire vos gueules, là–bas ! – et patati et patata...
Quand les quatre ou cinq cuillerées de riz et de patates sont enfin distribuées, chacun tire son pain de sa musette et le dîner commence, les uns debout, les autres assis le long du mur, d'autres avec le tas de fumier comme table. Parfois de la politique et stratégie établissent une conversation, où l'on répète avec passion les pires âneries et les plus grosses balourdises des journaux. Les Boches fuient comme des lapins, les Russes sont à Berlin, la guerre va finir dans les huit jours ! Le dîner fini, c'est le tour du jus et les engueulades reprennent : "Et t'es déjà servi ! Et t'es pas servi ? Et t'as pris du rabiot ! Et t'en as pris !" Je vous fais grâce du reste, ce qu'on entend du matin au soir ! (...)"
12 oct. 2009
Les dormeurs du val de Vesle
(1 - Les anciennes tribunes du circuit de Gueux. Photo de Jean-Marc Fondeur, merci à lui. 2 - La D227, qui relie Gueux à Thillois. 3 - Gueux et sa petite "mare", comme le mentionne Fernand Le Bailly dans son récit sur sa bataille de la Marne.)
Passé le village de Gueux, la vallée de la Vesle s'ouvre, coupée par l'autoroute reliant Soissons. C'est ici que se poursuit notre quête sur les traces du 36e régiment d'infanterie, le long de la D27, où les deux tribunes fantomatiques du circuit automobile de Gueux résonnent encore des vrombissements des Formule 1 des Grands Prix de France, et de la "Flèche d'Argent" pilotée par Fangio le 4 juillet 1954. Ce tracé fut utilisé pour la première fois en 1925 pour le premier Grand Prix de Marne, organisé par l'Automobile Club de Champagne, soit onze ans après le premier coup de canon de la Grande Guerre.
Car le 12 septembre 1914, un autre type de grondement se fait entendre dans ce petit bout de Marne. Dans la nuit, les Allemands, talonnés par les soldats de la 9e brigade, quittent précipitamment le village de Gueux pour se réfugier, quelques kilomètres plus loin, dans des tranchées creusées devant Thillois et sur le mamelon ouest de Champigny. Pendant une après-midi entière plusieurs bataillons du 39e, épaulés par le 74e, vont tenter de reprendre cette plaine.
De 15h30 à 17 heures, les hommes du régiment de Rouen essaient d'avancer sur ce terrain plat qui n'offre pas le moindre abri. "Des feux très violents de mousqueterie, note le JMO du 39e, nous obligent alors à n'avancer que par bonds, en même temps une batterie d'artillerie allemande, établie au NE de Thillois, fait pleuvoir une grêle d'obus sur nos troupes." Certains parviennent jusqu'à 300 m des tranchées allemandes, mais ils ne peuvent s'en rapprocher davantage en raison des pertes. Heureusement l'artillerie, prend part à l'action et, appuyant un mouvement du 74e régiment d'infanterie, permet aux fantassins de tourner les tranchées et de prendre le village. "Il leur faut 9 heures pour faire 1 500 mètres", poursuit l'historique du 39e. Au soir, le paysage du champ de bataille est terrible. "Quelle nuit noire ! La pluie ruisselle sur nos sacs, traverse les capotes. On avance. On marche sur les morts, sur les blessés ; des cris, des gémissements, des plaintes des mourants qu'on piétine. On peut y voir, on avance. Quand cessera donc cette pluie accablante ? On ne voit rien. On se devine. On s'espère. On avance. On finira bien par les mâter, les barbares."
Le 36e ne participe pas aux combats devant Thillois. Le régiment de Caen rejoint le village de Gueux, dans la nuit du 12 au 13, "vers 1 h du matin, note Fernand Le Bailly dans son carnet. Nous prenons d’assaut maisons et granges. Nous nous couchons sur les tables, dans les armoires, dans les cheminées, d’autres à coup de crosse enfoncent portes et fenêtres : c’est la faim qui les y pousse, et j’ai vu plusieurs de mes camarades, dans ce moment de folie, en arriver aux coups pour un morceau de pain, un bidon d’eau. Le lendemain à 4 h (le 13 septembre 1914, NDR), Apère et moi, après avoir passé une bonne nuit dans le foin, encore trempé comme des canards allions au ravitaillement, enfin arrivé. Nous dévorâmes pain et café ; à cinq heures, tout le régiment recommençait la poursuite, solide, gai, plus ardent que jamais !
Quand on quitte ce village, en passant près de l’église, on traverse une place sur laquelle se trouve un petit lac (à moins que ne soit une mare). Contournons cette mare, tournons à gauche et nous arrivons sur la route de Thillois, si mes souvenirs sont exacts… Or, sur cette route, tout en marchant, voici le tableau qui s’offrit à nos yeux : blessés et morts allemands par centaines, mitrailleuses allemandes déchiquetées, une pièce allemande et ses caissons sans dessus-dessous, des sacs, des équipements « Boches » de tous côtés. Et comme cela sur près de 2 km. Quelle hécatombe là encore… Puis, hélas, la contrepartie. Les nôtres gisaient ainsi par centaines dans les champs, couchés, fauchés par les mitrailleuses automobiles allemandes. Détail poignant : nos braves étaient encore déployés en tirailleurs, leur chef en avant et j’ai encore dans l’œil, un des nôtres, mort, assis près d’une meule, tenant dans sa main une « boule de pain » . Partout, sur cette route comme sur les autres déjà parcourues, les bornes kilométriques avaient été arrachées ou peintes à la chaux par les Allemands. La raison : pour cacher à leurs soldats la vérité. Les officiers allemands ne cessaient de répéter à leurs hommes qu’ils marchaient sur Paris, alors qu’ils fuyaient vers le nord."(Pour lire la suite des témoignages de Champin et Le Bailly, c'est ici)
1 oct. 2009
Le jeu de la mort et du hasard
La tombe du sergent Molle, photographiée par Louis Ducamp en 1915 |
("La guerre et ce qui s'ensuivit", Le Roman Inachevé, Louis Aragon, éd. Gallimard, 1956.)
Des vingt-quatre semaines passées à Beaumarais, le mois de mars 1915 fut sans doute le plus cruel pour les "lignards" du 36e régiment d'infanterie. Outre le froid, l'humidité, le manque de confort et d'équipement, six hommes connaissent une fin absurde lors des bombardements épisodiques qui s'abattent sans discontinuer au gré des tranchées et des zones de cantonnement.
Le 11 mars, à 17 h 05, un obus atteint de plein fouet le créneau d'un l'abri installé en arrière du mont Hermel, ensevelissant quatre hommes de la 9e compagnie sous les décombres. Ceux-ci sont délivrés au terme de dix minutes de déblaiement, mais le Parisien Marcel Roland et l'Icaunois Pierre Rossignol, après une réanimation, ne peuvent être ramenés à la vie. Albert Beaufils, charpentier à Saint-Fromond, dans la Manche, très grièvement blessé aux reins par un éclat d'obus, meurt une demi-heure plus tard. Une semaine après cet événement tragique, deux soldats d'une compagnie de mitrailleuses, Hippolyte Jeanne et Adolphe Palfray, succombent dans les mêmes circonstances à la lisière nord du bois. Leur cahute, surélevée en raison du sol détrempé, est éventrée par un obus tiré par une batterie allemande située au sud-est de Corbény. Les corps sans vie des deux garçons, 23 et 25 ans, sont sortis des débris.
A l'arrière, en réserve, les hommes ne sont pas plus protégés qu'en première ligne, et la faucheuse s'invite parfois sans crier gare. Le 28 mars, alors que le deuxième bataillon est en réserve depuis quatre jours dans le petit village de Chaudardes, perché sur les bords de l'Aisne, elle s'invite à la table du sergent Aberlard Molle. Ce jour-là raconte le JMO, six obus tombent sur la localité. "Le 3e obus atteignit la maison où mangeaient les sous-officiers de la 6e compagnie et blessa mortellement le sergent Molle et légèrement deux autre sous-officiers – les derniers à descendre dans la cave. Molle est mort quelques instants après." Dans la compagnie, l'émotion est grande. Un seul soldat de cette formation a été tué jusqu'à présent depuis l'arrivée dans le secteur : un chauffeur parisien, Gabriel Lemaire, mort "par balle" le 8 janvier.
Les hommes deviennent fatalistes : la mort moissonne au hasard… Que faire pour ceux qui sont marqués par la mort ? Peuvent-ils seulement y échapper ? Gabriel Chevallier analysera longuement dans son roman La Peur ce désespoir en évoquant "cette sorte de fatalisme (...), dans cette guerre sans fantaisie, sans changements, sans paysages nouveaux, cette guerre de factionnaires et de terrassiers, cette guerre de souffrances obscures dans la crasse, la guerre sans limites ni répit, où l'on n'agit pas, où l'on ne se défend même pas, où l'on attend l'obus aveugle."
26 sept. 2009
Comme à Gravelotte
(Ci-contre, une illustration extraite des Livres roses pour la Jeunesse, "Traits héroïques de l'armée française", par Charles Guyon, Larousse, 1915.)
Septembre 2009. Sous le soleil, l'autoroute de l'est, au sortir de Reims, déroule son long ruban lumineux à travers champs, à l'assaut des contreforts de la montagne de Reims. Lancées à 130 km/h, les voitures passent en direction de Paris telles des fusées incandescentes. Il est difficile d'imaginer le même panorama quatre vingt quinze ans plus tôt.
Ou la météo. Car si l'on en croit nos deux témoins du 36e RI, Jules Champin et Fernand Le Bailly, les derniers jours de la bataille de la Marne furent exécrables de mauvais temps. Le 11 septembre, Champin marche "toute la journée sous la pluie. (...) Nous sommes cantonnés dans une petite ferme. Mais comme il n'y a pas assez de place pour tout le monde, ma section couche dehors dans un herbage entre nos faisceaux. (...) Malgré la pluie je trouve le moyen de dormir quand même." Le lendemain Le Bailly n'est pas plus heureux. Placé en soutien de 4 pièces de 75, dans le bois de Gueux, son camarade Apère, Emile Lhostis et lui essaient de se protéger des trombes d'eau. "Le ventre creux, grelottant de fièvre, transpercés jusqu’aux os, dormant debout sur nos fusils, nous sommes restés là, sans bouger sous les obus… De temps en temps un des nôtres tombe, le nez contre terre, murmure «à boire» ou «j’ai faim» , puis s’endort, se relève d’un bond, les yeux hagards, retombe et délire. Moi, tout bas, je désire un éclat d’obus, une balle… la mort, quoi. Je ne peux plus… les temps me battent, j’ai la tête vide. Je tremble… Je me couche dans l’eau (notre champ est devenu un lac), cela me «retape» - je bois de cette eau, ça va mieux ! Quant à Apère, il est étendu à mes pieds, Lhostis aussi. Sont-ils morts ou vivant ? Je ne sais..."
Outre les caprices du ciel, les deux soldats essaient de se protéger tant bien que mal d'un autre déluge : les bombardements. Le Bailly rapporte ainsi un marmitage, toujours dans les bois de Gueux. "Malheureusement, nous avions marché trop vite et notre artillerie n’avait pu nous suivre ! L’ennemi eut tôt fait de s’en rendre compte et pendant 1 h ½ trouva le moyen de nous bombarder sans arrêt avec ses grosses pièces. Voyez-vous d’ici notre régiment, en colonnes par quatre, l’arme au pied, sacs à terre, sur cette route encaissée entre deux forêts en encaissant stoïquement cette mitraille sans broncher. Il y eut au début un peu de houle dans nos rangs. Notre colonel eut tôt fait de rétablir l’ordre de la voix. Je me souviens aussi que nous ayant dit de nous coucher à plat ventre, sous bois, nous étions par paquets les uns sur les autres et que les obus fauchaient les arbres à 3 ou 4 m de hauteur, que l’odeur de soufre qui s’en dégageait rendait l’air presque irrespirable. Qu’un pauvre camarade qui, entr’autres, venait d’avoir les deux jambes sectionnées hurla pendant au moins 10 minutes avant d’expirer. Qu’enfin, nous passâmes la nuit sur place sous une pluie diluvienne et que, comme petit déjeuner, nous creusâmes une fosse où nous enterrâmes les nôtres." A plusieurs centaines de mètres, Champin, au premier bataillon, raconte pour sa part comment il distingue les calibres des coups : "Nous traversons de petits chemins sous bois et nous arrivons aux tranchées boches qui sont remplies de cadavres. Nous marchons en lignes de sections, puis en colonnes d'escouades, car à notre tour nous sommes sous le feu de l'artillerie ennemie, les 77 allemand. Ils ne sont pas bien dangereux, mais quand nous avons le malheur de tomber sous les coups des 88 autrichiens, c'est pas la même chose, car eux on a pas le temps de les entendre venir, ils crachent plus secs. On est obligé de se coucher dans un champ de luzerne. Il n'y fait pas bon. Car il tombe de l'eau depuis le matin..."(Pour lire la suite des témoignages de Champin et Le Bailly, c'est ici)
17 sept. 2009
L'invité du 36e : Antoine Joseph, matricule 5459, 14e RI
Le blog du 36e ouvre sa colonne aujourd'hui à Gabriel Joseph-Dezaize, journaliste et réalisateur de documentaires, qui a retrouvé le week-end dernier la trace de son grand-oncle, Antoine Joseph.
Heureuse invite que m’a lancée mon ami Jérôme, l'animateur de ce blog, un jour de la fin août 2009. Il me dit : "Réserve ta journée du 12 septembre nous partons pour le camp de Suippes." A nos âges ce n’est pas pour être mobilisés, ni nous engager, mais pour effectuer un voyage de mémoire. Mon camarade, féru de la guerre de 14-18 et d’un certain 36e régiment d'infanterie, sait qu’un de mes grands oncles, Jean Antoine Joseph, soldat du 14e régiment d'infanterie, qu’on prénommait Antoine et qui était le frère aîné de mon grand-père Eugène est décédé le 24 décembre 1914 à Perthes-Les-Hurlus.
Perthes-Les-Hurlus ? Sur une carte de France cette minuscule commune fait aujourd’hui partie des villages détruits pendant la Première guerre mondiale dans ce coin stratégique de la Champagne. Au nord de Suippes, avant la terrible guerre des orages d’acier (je rends volontairement hommage au roman d’Ernst Jünger) de charmants hameaux abritaient des villageois au cœur de forêts de sapins, d’érables et d’aubépines poussant sur une terre de craie comme je n’en avais encore jamais vue : Hurlus, Mesnil-les-Hurlus, Ripont, Tahure et Perthes-les-Hurlus, justement. De ces villages détruits que nul ne peut traverser sans l’autorisation de l’armée (ils sont inclus dans une zone rouge qui forme le camp de Suippes), il reste donc des bribes de mémoire : objets de cuisine rouillés à même le sol, stèles éclatées, briques rouges de murs affaissés - l’armée qui contrôle le site, le protège également de tout vandalisme. Perthes-Les-Hurlus, à 165 mètres de hauteur a, dit l’Histoire, été incendiée par les Huns en 451. En septembre 1914, le village sera évacué puis anéanti par une autre armée. Sinistre boucle de l’Histoire.
Ce 12 septembre 2009, une messe est dite dans les ruines de l’église de Perthes. J’écoute le prêche, j’écoute le prêtre. Je pense à Antoine. A quoi songeait-il ce matin du 24 décembre lorsque vers la côte 200, il est parti affronter des ennemis d’outre-Rhin qui auraient dû être ses frères dans l’Europe d’aujourd’hui ? Antoine venait d’Algérie, berceau de toute notre famille. Il était passé à Toulouse où il avait été mobilisé avant de rejoindre le front. Cet hiver-là, ce jour-là, le journal de marche du régiment (voir le site Mémoire des hommes) évoque un cloaque : on ne saurait mieux imaginer la terrible souffrance qui mord la chair et transperce le corps. Ce jour-là, Antoine n’aura sûrement pas vu les dernières feuilles des arbres, les arbres eux-mêmes ayant été déchiquetés. Déchiquetés, coupés en deux ou en mille, broyés par les orages d’acier, déjà. Comme tous ces jeunes gens venus de partout, comme Antoine, pour finir couchés dans une triste garrigue dévastée par l'ouragan de la guerre, par le froid et la pluie dans l’Est de la France.
Pendant la messe, je pense à Antoine et aux autres : ceux d’ici ou ceux d’en face – quelle différence ? – qui sont tombés à 400 ou 500 mètres de moi, dans un autre temps, mais dans le même espace. J’ai les noms de tous ceux qui étaient avec Antoine, et qui sont morts, et qui n’ont pas fêté le réveillon dans les tranchées cette année-là : mais ceux-là même qui sont restés en avaient-ils le cœur ?
"Le deuxième bataillon soumis dans les tranchées conquises à un feu très violent d’artillerie et d’infanterie fait des pertes assez sérieuses", lit-on de manière laconique et lapidaire dans le journal de marche, à la date du 24 décembre. Ce jour-là, Antoine, matricule 5459, est tué aux côtés de Gabriel Chazaud, capitaine, Adolphe Peyre, sergent et de six autres compagnons d’armes : Joseph Sinègre, Hébert Timbal, Auguste Escoubes, Léonard Madureau, Jules Maupas et Jean Laborde (j’espère que j’orthographie bien leurs noms car je déchiffre les textes laissés à la plume sergent-major par un zélé greffier de l’armée dans les journaux de bord de l’époque).
Antoine aurait donc franchi les lignes ennemies. Sur des photos en noir et blanc du 14e RI où je cherche en vain son sourire, je ne vois pas des guerriers, je vois des gosses. Des gosses de 21 ans comme Antoine qui portaient au début de la guerre un pantalon garance et un képi de même teinte revêtu d’un "camouflage" de couleur bleue pour aller au front (il faudra attendre mi-septembre 1915 pour que le casque Adrian équipe les soldats). Je ne sais pas si Antoine a été touché à la tête, au cœur, aux jambes. Je ne sais pas.
Antoine était né le 19 septembre 1893, en Algérie, à Tassin dans le département d’Oran. Il venait d’avoir 21 ans. Il avait été recruté en 1913, à Oran, avant de transiter par Toulouse. Le 12 septembre 2009, j’ai eu un bonheur inouï. J’ai, avec Jérôme, retrouvé sa tombe dans l’immense nécropole de La Crouée, à Souain (rebaptisé aujourd’hui Souain-Perthes-Les-Hurlus, limitrophe du camp de Suippes). Il est là sous l’herbe verte parfaitement coupée. Tombe n° 2704, deuxième enceinte. Sa sœur aînée, Louise, dite Louisette, avait griffonné cette information sur un papier pelure que j’ai retrouvé dans les archives familiales. Après avoir elle-même quitté l’Algérie, elle avait fait le déplacement de Châtellerault à Souain pour honorer la mémoire de son petit frère.
Aujourd’hui, en 2009, cette nécropole parfaitement entretenue semble étrangement apaisée. Le lieu est même apaisant. Je pense qu’une nécropole militaire est un sanctuaire de la jeunesse foudroyée, quand les cimetières civils sont généralement la dernière demeure de la vieillesse. Derrière des larmes, au-delà du sang, je vois des sourires de gosses. Antoine aurait eu 116 ans le 19 septembre 2009. Nous persistons à voir les anciens comme des vieux alors qu’ils étaient notre jeunesse et notre avenir… Ne l’oublions pas.
Gabriel Joseph-Dezaize (gabriel.joseph-dezaize@wanadoo.fr)
Paris, le 17 septembre 2009
(Merci à l’Armée d’avoir ouvert exceptionnellement le camp de Suippes au public le 12 septembre 2009.)
15 sept. 2009
Jours tranquilles à Courcy
Le régiment n'est pas pour si peu composé de têtes brûlées. Quelques heures plus tard après ce coup de main, sans raison, la panique gagne toute la 10e brigade. Vers 23 heures, les Allemands lancent une attaque dans la direction du bois de Chauffour tout en esquissant une attaque peu poussée vers la ligne du 129e RI, devant la route nationale 44, à la gauche du 36e RI. Etienne Tanty, soldat au 129e, raconte dans une de ses lettres : "Je m'éveille tout à coup. Partout des coups de fusil ; mes voisins s'éveillent aussi et bouclent les sacs en vitesse et mettent bidon et musettes. Les Boches attaquent : les balles sifflent. Visages ahuris et inquiets. Silhouettes qui passent sur la route en courant et en se baissant. On va renforcer la tranchée, à quelques pas ; je me fous par terre dans du fil de fer coupé et d'autres aussi ; le sac monté à la diable ballote, les musettes battent les jambes (...) et l'on se précipite dans les trous de tranchée n'importe comment, on se terre au fond, assez inquiets." De nombreux obus tombent devant les tranchées de gauche du secteur du 36e. Quelques compagnies tirent (ce soir-là, trois compagnies du 1er et 2e bataillons du 36e sont aux tranchées ; le 3e bataillon est en réserve à Courcelles), la compagnie du centre se dit même attaquée par une ligne allemande qui se serait avancée jusqu'aux fils de fer. Bernard prescrit de faire rechercher les blessés Allemands devant les lignes. Sans résultat... Les patrouilles envoyées au-delà du front le jour suivant ne trouvent ni morts ni blessés. "Il se peut que les Allemands les aient enlevés en se retirant, comme c'est leur habitude. J'ai prescrit d'envoyer ce jour, à la faveur du brouillard, des patrouilles qui constateront s'il y a des flaques de sang par terre, en avant du front...", note Bernard, à 5 heures du matin.
Quelques jours plus tard, Tanty donnera son explication de l'histoire dans une de ses lettres : "Lundi soir, fusillade ; c'était d'ailleurs une méprise : une patrouille qui a eu peur et s'est mise à tirer sur le génie qui travaillait devant nous, les Boches se croyant attaqués ont riposté, et nous, croyant à notre tour à une attaque, voilà comment se déchaînent les combats. Déjà l'artillerie était prête à entrer en jeu. Tout cela pour quelque bonhomme nerveux ou affolé qui aura tiré comme un imbécile, sans savoir, malgré toutes les recommandations des officiers."
Merci à Gilles Saucier et à son remarquable travail de recensement des soldats du 36e RI morts pour la France. Sur cette anecdote, lire les lignes du soldat Paul Chevalier, du 36e RI.
8 sept. 2009
Le flâneur du 36e : Lumières d'automne
5 sept. 2009
Emile Lhostis, mort en Absurdie
(Photo : la sépulture d'Emile Lhostis, à la nécropole nationale La Maison Bleue, à Cormicy, tombe n°3259. Merci à Norbert Lhostis pour cette photo)
S'il fallait trouver un dénominateur commun aux événements qui ont touché le 36e régiment d'infanterie en mars 1915, ce serait bien l'absurdité des drames qui ont frappé l'unité dans les bois de Beaumarais. En témoigne, le 15 mars 1915, la mort du sous-lieutenant Emile Lhostis.
Ce soldat, natif du Havre, nous l'avons déjà rencontré : il encadre une section de la 6e compagnie dans laquelle est versé mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, à son retour en France en septembre 1914. Ensemble, ils parviennent à échapper aux éreintants combats de la bataille de la Marne et à l'encerclement du régiment mi-septembre sur les pentes du château de Brimont, qui laissent les trois bataillons du 36e RI exsangues.
Dans les mois qui suivent ces funestes journées, Fernand est transféré à la 10e compagnie. Lhostis, pour sa part, demeure à la 6e compagnie. Sans doute bénéficie-t-il des carences en cadres du bataillon, créées par les combats de l'automne, pour prendre du galon, car les rapports d'opérations conservés au service historique de la Défense, au château de Vincennes, le mentionnent à l'hiver comme "sous-lieutenant".
Avec le mois de février, la guerre dans les bois de Beaumarais change progressivement de physionomie. Aux patrouilles succède une guerre de harcèlement où le mot d'ordre est de "faire mal à l'ennemi par tous les moyens possibles." On profite de la nuit pour attaquer des petits postes d'écoute avancés ou des équipes de travailleurs allemands occupés à la réfection des tranchées. Pour ce faire, les Normands emploient des petites bombes manuelles, des grenades Aasen et des pétards de cheddite (le 4 février, le colonel Bernard, commandant du 36e, réclame des appareils destinés à lancer ce type de projectiles). Les patrouilles emportent aussi avec elles des grenades à tige Marten-Hale, qui sont tirées à l'aide de fusil.
Ce type de grenade est d'un usage délicat au point de vue de la sécurité de son fonctionnement. Employée avec un fusil classique, la grenade Marten-Hale nécessite une balle à blanc pour être tirée; la goupille doit être ôtée, une fois le détonateur vissé… Un oubli, une erreur dans le montage, et l'accident survient, avec parfois des conséquences dramatiques. Au creux de l'hiver 15, l'instruction au maniement de cette arme a pourtant bien démarré dans le régiment, mais elle demeure encore réservée à de petits groupes de soldats.
Dans la nuit du 12 au 13, le premier bataillon du 36e est relevé par le deuxième dans la partie gauche des bois de Beaumarais. La matinée se déroule sans anicroche. Puis, tout à coup, "l'éclatement prématuré d'une grenade Marten-Hale", selon le JMO, blesse deux officiers. "Le sous-lieutenant Lhostis est grièvement blessé (...), ainsi que le sous-lieutenant Guérin, ce dernier légèrement atteint. Le sous-lieutenant Lhostis est évacué immédiatement en automobile sur l'ambulance de la division (l'ambulance 5/3, basée à Romain). Il a conservé courageusement tout son calme demandant à ce qu'on dissimule à ses hommes la gravité de ses blessures pour ne pas affecter leur morale." A n'en pas douter, cette disparition a ému Fernand Le Bailly. Peut-être est-elle à l'origine des souvenirs que rédigera mon arrière-grand-père avant son départ pour l'Artois, en mai 1915 où il cite largement Lhostis. Le sous-lieutenant y est décrit comme un "sergent petit, vif, alerte au possible". Jusqu'à qu'une grenade en décide autrement.
22 août 2009
Le dernier voyage de Charles Osmond
(Photo : la nécropole nationale de la Targette où repose le corps dOsmond. Merci à Thierry Cornet pour la photo de la sépulture.)
Le corps du sous-lieutenant Charles Osmond, du 36e régiment d'infanterie, fut exhumé le 8 mars 1920 par le sergent Herbin, chef d'équipe d'identification, et le caporal Martin, devant l'emplacement de ce qui avait été l'école du village de Neuville-Saint-Vaast. Par chance, le corps de l'officier fut déterré à l'endroit exact où il avait été inhumé cinq ans plus tôt - le cimetière provisoire n'avait pas été détruit par un bombardement d'artillerie et la dépouille d'Osmond n'avait, par conséquent, pas subi l'assaut dévastateur des obus. En revanche, du bourg alentour, il ne restait plus rien, sinon une lande ravagée, hirsute, sans arbre, mangée par le chiendent et les rosettes de plantains, où pointaient ici et là de gros tumulus. La vie de Charles Osmond s'était arrêté le 8 juin 1915, "au moment où, selon les termes de la citation reçue quelques jours après son décès, sous un bombardement terrible et sous une pluie de balles, il entraînait sa section à l'assaut d'un village." Le soldat avait fini par être happé par la tempête où il était plongé depuis trois cent dix jours.
Comme beaucoup de ses camarades de Saint-Lô, le jeune homme était parti à la guerre en vertu du décret d'août 1914. A la mobilisation, il laissait derrière lui son enfance, bercée par la Vire, sa femme Jeanne, épousée un an plus tôt, ainsi qu'"une situation" à la Société Générale. Ses premiers mois de combat avaient été heureux : il avait réchappé à la tuerie collective, longue de presque deux mois, menée des champs de Belgique à ceux de la Marne, qui avait couché tant de Normands au régiment. En décembre, dans les bois de Beaumarais, l'attaque réussie d'un poste d'écoute allemand lui avait même valu l'estime de ses pairs. Mais le printemps était venu et, avec la belle saison, l'Artois...
Les premiers jours de juin à Neuville-Saint-Vaast avaient été un bousillage généralisé d'hommes sous un bombardement stupéfiant d'intensité – le régiment avait lentement repoussé la première ligne allemande vers le nord du village au prix d'incroyables sacrifices. Son bataillon étant en réserve le 1er juin, Osmond avait été engagé dans l'assaut du 5 juin, l'un des plus meurtriers. Il s'en était sorti. Mais le 8, sa vie avait été fauchée alors qu'il se lançait avec sa compagnie dans l'enlèvement d'une barricade et d'un blockhaus de mitrailleuses.
Portée en terre après les combats, sa dépouille était restée cinq ans dans ce petit cimetière provisoire. Jusqu'à cette journée du 8 mars, où elle fut tirée de l'oubli par Herbin et Martin pour être transférée dans le cimetière de la Targette, aménagé un an plus tôt. Dans la lande désertique, les deux sous-officiers accomplissaient lentement leur besogne ingrate. Par précaution hygiénique, tous deux portaient un masque respiratoire, un bourgeron et un pantalon de toile à coulisse, fermant aux poignets et aux chevilles, avec des bottes imperméables aux pieds. Que restait-il du soldat qu'ils exhumaient, de ses yeux "gris", de son visage "ovale", de sa "bouche petite aux lèvres épaisses" et de sa "petite cicatrice à l'œil droit", comme mentionné dans son feuillet matricule ? Il n'y avait plus rien. En revanche, une fois le couvercle du cercueil ouvert, les sous-officiers retrouvèrent sans difficulté la montre d'Osmond gravé à son nom, son alliance sur laquelle était inscrit simplement "Charles uni à Jeanne le 10 juin 1913", ainsi que son couteau et son sifflet. Ces objets furent placés de côté pour être transmis plus tard à la famille. Avec leurs mains recouvertes de gants de caoutchouc, ils replacèrent les os couleur de rouille dans un cercueil léger, rendu étanche par une garniture en carton bitumé. Puis celui-ci fut transporté au cimetière militaire de la Targette, à quelques kilomètres de là, où l'attendait une nouvelle fosse. Osmond y serait moins seul : déjà plusieurs centaines de croix étaient plantées. A terme, près de 12 210 de ses camarades de combat allaient l'entourer.
15 août 2009
Sous le feu des boîtes à mitraille
"Les obus nous suivent, marmites et shrapnells. Trois fois, je me suis trouvé en pleine gerbe d’un shrapnell, les balles de plomb criblant la terre autour de moi, fêlant des têtes, trouant des pieds ou crevant des gamelles." (Maurice Genevoix, Ceux de 14, Paris, Flammarion, 1950)
Entre autres joyeusetés bombardées en cette fin d'année dans la plaine de Courcy, le 36e régiment d'infanterie est la cible entre le 3 novembre et le 3 décembre 1914 de "boîtes à mitraille". Ce terme ancien désigne des munitions anti-personnelles, bourrées de balles de dizaines de grammes en plomb durci, qui étaient tirées pour battre une zone de 0 à 500 m. Plus perfectionnées, ces boîtes seront par la suite baptisées par les poilus "shrapnells". Florian Garnier nous a fait parvenir plusieurs photos exceptionnelles, qui nous montrent comment était conçue une boîte à mitraille Mle 1913, destinée aux matériels de 75mm de campagne, canons sous tourelle ou casemate. Merci à lui !
De gauche à droite, de haut en bas : boîte à mitraille sans la douille (complète et pleine) ; dévissage des quatre vis qui maintiennent le fond en laiton, apparition de la rondelle en zinc maintenue par les lamelles du corps ; écartement des lamelles et retrait de la rondelle en zinc ; apparition des balles reliées avec de la sciure ; présentation de la boîte vide, et des pièces la composant, avec les 241 balles de 22 gr en plomb durci.
9 août 2009
Le calice jusqu'à l'hallali
Après le combats du 5 juin, à Neuville-Saint-Vaast, les compagnies du 36e régiment d'infanterie présentent un niveau d'enchevêtrement et de désorganisation rarement atteint depuis le début des combats. Pour remettre un semblant d'ordre, les fractions d'unités survivantes sont regroupées provisoirement en deux groupements de combat : le groupement Voisin (qui rassemble les 3e, 4e, 6e et 8e compagnies, avec 3 sections de mitrailleuses) et Craplet (1re et 2e compagnies, une compagnie du 39e et une section de mitrailleuse).
Georges Chassery, le chef du 3e bataillon en réserve à la Targette – ce bon Chassery qui, quelques mois plus tôt, dans ses lettres du bois de Beaumarais à son épouse, était loin d'imaginer une telle férocité des combats –, est envoyé pour s'assurer si la liaison avec le 129e RI, à la droite du 36e RI dans le village, est effective. Il est précédé de deux de ses compagnies, la 11e et 12e compagnies, qui passent leur nuit à déblayer les maisons de leurs derniers soldats allemands. Les caves des maisons défoncées sont envahies de décombres sous lesquels on devine des corps humains. On combat à la grenade toute la nuit, plus particulièrement dans la maison à l'angle de la Grande Rue et de la rue Marron qui n'est pas enlevée. Quelques Allemands qui s'enfuient vers le nord du village sont abattus. Les fusées éclairantes envahissent le ciel et éclairent d'une lumière blafarde le village saccagé.
Les hommes sont épuisés. Les lignes de ravitaillement, pour certaines au départ de la Targette, sont régulièrement coupées par les bombardements. Les corvées du 28e territorial, peu encadrées, se débandent. Dans un compte rendu de fin de journée, le commandant Jèze du régiment rapporte le constat du chef de bataillon Voisin : "Mes hommes sont complètement abrutis. Il y a plusieurs cas de syncopes." De fait, le colonel Viennot, qui commande la 10e brigade, rédige le 6 juin un rapport au général Mangin, commandant la 5e division, dans lequel il demande : "1°Compte tenu des fatigues continuelles que mes troupes ont supporté depuis le 26 mai 2° Des pertes subies quotidiennement sous un bombardement continuel et qui ont atteint leur maximum au cours des affaires des 3, 4 et 5 juin, je suis dans l'obligation de vous déclarer que non seulement aucun élément de ma brigade n'est capable de coopérer actuellement à une offensive, mais encore que mes régiments sont dans un état tel que je ne puis assurer l'intégrité du front que j'occupe. En conséquence, je demande instamment d'être relevé dans le courant de la nuit prochaine (…)"
La suite de cette journée peut être lue dans le tome 3 des Armées françaises dans la Grande Guerre : "Le 6 au matin, le général d'Urbal rend compte au commandant du groupe provisoire du Nord que la fatigue et le mélange des unités dans Neuville s'opposent à la continuation immédiate des opérations. Le général Foch convoque immédiatement à Hermaville (quartier général du 20e corps) les généraux d'Urbal, Balfourier et Mangin ; après examen de la situation, il décide de poursuivre la lutte de jour et de nuit, jusqu'à la conquête entière du village."
Le lendemain, les boyaux sont réparés en prévision des attaques à venir, reportées au 8 juin. Différents détachements du régiment sont placés face à leurs objectifs : les ruines du groupe de maisons E1, les sites C3, C4 et C5 (au croisement de la rue Marron et de la rue Verte), et toutes les maisons le long de la rue Verte en direction de Souchez. (Ci-dessus, une carte intitulée "Combat de maison à maison à Neuville St Vasst". Merci à Victor Comettant pour cet envoi.)