Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
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28 mars 2010

Brimont : un château en Espagne pour la 10e brigade (I)

Reconstruit à l'emplacement du précédent domaine, le château de Brimont apparaît
encore aujourd'hui enfoui dans sa cuvette au milieu des arbres.
 On ne fait pas la guerre avec des "Si..." Et pourtant, qu'il me soit permis ici de me poser une question. Si mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly n'avait pas été désigné pour jouer les flanc-gardes d'un assaut avorté le 14 septembre, aurait-il fait partie de ceux de sa compagnie qui, dans la nuit du 14 au 15, réussirent à se glisser au nez et la barbe des lignes ennemies pour aller occuper le château de Brimont ? Mon aïeul, comme nombre de ses camarades, aurait alors certainement été fait prisonnier. Car la demeure, bordée par un grand parc, se révéla être un véritable guêpier pour les deux bataillons de la 10e brigade qui s'y risquèrent. Un récit dactylographié adjoint au Journal de marche du régiment, sans doute rédigé par le capitaine Meunier de la 7e compagnie lors de sa captivité, nous en dit un peu plus long sur ces trois journées.

Le château de Brimont de 1914 vu du nord-est.
C'est par ce côté que l'attaque du château par les
Allemands, le 17 septembre, démarre. A gauche de la tour,
on devine le toit de la chapelle (Photo DR).

"Le 14 septembre 1914 au soir le 2e bataillon du 36e est de nouveau dans les bois de Soulains et attend de nouveaux ordres. Les hommes prennent quelques repos en attendant la distribution de vivres annoncée, mais le commandant Navel (que Fernand Le Bailly a vu, le 5 juin, lire l'appel de Joffre) donne l’ordre d’occuper le château de Brimont immédiatement mettant le bataillon en marche sans attendre le retour des corvées envoyées aux vivres. La 5e compagnie s’avance à droite parallèlement à la route conduisant au château. La 7e compagnie à gauche de cette route ; les deux autres compagnies (la 6e et la 8e) suivent. Les deux compagnies de tête contournent de chaque côté l’enclos formé par le château, son parc et la ferme. La 7e compagnie pénètre dans le château par une brèche faite dans la grille par le bombardement. La 5e compagnie par une porte de la ferme trouvée ouverte. Je me rencontre avec le capitaine Thil, commandant la 5e compagnie, au centre de l’enclos. Il fait une nuit profonde, impossible de rien voir. On entend seulement, tout près, l'ennemi qui abat des arbres.
Des petits postes sont placés en avant des bâtiments et je dispose le reste de la compagnie dans le parc, derrière le château. Pendant ce temps, les deux compagnies de queue ont pénétré dans le parc en se frayant une brèche dans la clôture.
La façade sud et la terrasse du château de Brimont, en 1914,
donnaient sur le parc (Photo DR).


Le jour va paraître, les patrouilles partent explorer les abords de la position, mais reviennent bientôt ayant rencontré les allemands qui se retranchent à la lisière du bois qui domine le château. Dès qu’il fait assez clair, le commandant Navel examine les abords de la position. Nous sommes dans un creux dominé par le bois de Brimont, dont nous sommes séparés par un glacis de 130 à 150 mètres de large dénudé et à pente assez raide. Sur la face de droite un mouvement de terrain distant d’à peu près 200 mètres nous masque la vue, à gauche des champs de betteraves nous séparent de la Verrerie que l’on n’aperçoit à environ un kilomètre et que nous croyons savoir occupé par le 129e régiment d’infanterie.
Face à l’ennemi, le château, des communs et des bâtiments de ferme offrent une ligne continue de murs. Il en est de même sur une grande partie de la face de droite composée de bâtiments de ferme et de murs du parc. Les deux autres face sont limitées par l’entourage en grille les grillages du parc. Pour le moment, elles n’auront besoin que d’être surveillées. Une aile du château est en ruines, quelques bâtiments de la ferme sont endommagés. Le bombardement a en outre tué une quantité de bestiaux qui commencent à se décomposer."

(A suivre...)

23 mars 2010

Cernés dans la plaine

Suite et fin provisoire du récit de Fernand Le Bailly (démarré ici) sur la journée du 14 septembre 1914, où il raconte comment sa section est progressivement encerclée par les Allemands dans la plaine de Brimont (illustrations DR issues de la presse enfantine parue pendant la guerre).

"À 7 h du matin, nous étions environ 15 morts, 20 blessés, et vingt-cinq vivants autour de cette meule. Les autres étaient restés sur place, blessés ou tués.
Eh bien, tous entassés, pelotonnés les uns contre les autres, nous attendions la mort, voyant l'ennemi rétrécir son cercle sur nous, redoublant de vigueur pour nous abattre et, vous qui me lisez, écoutez bien ceci : pas un d'entre nous ne proféra une plainte, le moindre cri de désespoir.
Je vis des exemples sublimes de courage. Je vis un des nôtres, l'œil gauche pendant, sanguinolent, le cuir chevelu pantelant ayant une balle dans la cuisse et une dans le talon, effectuer lui-même ses pansements. J'en vis un autre qui, mourant, blessé au ventre, mettait sa main comme bâillon sur sa bouche pour qu'on ne l'entende pas hurler, alors que, de sa main gauche, il embrassait la photographie de sa femme et de ses enfants.
Un autre, expirant également, qui ne cessait de répéter "
France, France". Il voulait dire "C'est pour la France", etc.
Et tous ces corps sans bras, sans jambes, sans tête ! Horrible vision ! Que d'horreurs !
Vers 9 h ½, un civil, en bras de chemise, s'approchait vers nous, et nous faisait des signes désespérés en indiquant une direction – probablement celle où les "Boches " allaient nous tomber dessus. Il arriva dans la zone battue par les balles – la traversa sans être atteint et au moment où je le tirai par une jambe pour faire rentrer son épaule qui dépassait du coin de la meule, il reçut une balle qui le traversa de part en part et, en poussant un cri sourd, il me tomba entre les genoux : il était mort.
Que venait-il nous dire ? Nous ne le saurons jamais.
C'est à ce moment que je demandai à Lhostis
(qui trouvera la mort des les bois de Beaumarais lors d'un accident de grenade le 15 mars 1915) ce qu'il comptait faire. Quant à moi, je lui proposai, ainsi qu'à Apere de tacher de descendre le chemin jusqu'à un petit talus d'où on pouvait prendre une tranchée ennemie en enfilade. Il fallait à tout prix sortir de cette meule qui, d'un moment à l'autre pouvait prendre feu sous l'action d'obus à la mélinite. Et puis, y rester, n'étions-nous pas voués à la mort sans pouvoir se défendre ou à peine ?
Tous trois se rangèrent à mon avis. Un deuxième groupe préféra rester là. Un troisième voulait gagner une autre meule d'où "
ils pourraient voir l'ennemi de plus loin".
Le sergent Lhostis ne pu les rallier à son point de vue. La suite nous prouva que chacune des trois méthodes était bonne.

Il s'agissait pour nous trois de gagner le talus en question en parcourant 250 m ledit chemin, complètement à découvert. C'était en un mot, si nous y arrivions, la possibilité de continuer à combattre, de protéger la meule des nôtres de toute surprise, et qui sait si… à la nuit, nous ne pourrions pas nous sortir de ce cercle de mort ! Il était 1 h du soir. Lhostis s'élança. Puis moi, puis Apere, puis un quatrième. L'instinct de conservation vous donne des ailes dans ces moments-là !
Nous traversâmes un ouragan de balles et nous n'étions plus qu'à 50 m à peine du talus quand, tout à coup, j'entendis un cri derrière mois… Apere s'affaissa, puis je vis Lhostis tomber comme une masse – je me lançai aussitôt à plat ventre. Je fus, pendant plus de dix minutes, sans pouvoir articuler un son – j'étais trop essoufflé et en voyant à 2 mètres les balles venir ricocher sur le dos d'âne du chemin pour rebondir en miaulements au-dessus de moi, j'avoue que je crus que c'était la fin… Je n'eus pas peur, je ne perdis même pas mon sang froid, mais j'éprouvai un de ces serrements de cœur qui agit singulièrement sur le cerveau… Les années passées, les êtres que l'on aime, sa femme, ses enfants, vous défilent sous les yeux avec une rapidité vertigineuse… Et ces balles arrivant par volées, l'éclatement des obus, l'énervement, la fièvre font de vous un je ne sais quel autre être… C'est très difficile à définir… J'y renonce.
J'eus l'impression très nette qu'en ne bougeant pas, en gardant l'immobilité la plus absolue, le dos-d'âne du chemin me protégerait suffisamment, mes camarades et moi. Au surplus, les balles qui me passaient à quelques centimètre au-dessus du corps ne me disaient-elles pas en passant : "Si tu bouges, tu es mort."
Ma montre avait glissé de ma poche et se trouvait à environ 1 m de moi, cadran en dessus. J'entrouvris un œil : il était 1 h ¼ ! Je m'enfonçai le nez dans le sol pour enfouir mon visage 2 ou 3 centimètres plus avant, j'entendis peu à peu l'intensité des balles diminuer, une sorte de torpeur s'empara de moi et… je dormis !
(souligné dans le texte d'origine, NDLR). Oui, parfaitement, à partir de ce moment, je me sentis sauvé car les "Boches", nous croyant morts ne tiraient plus ou presque et, je le répète, je dormis à poings fermés.
Vers trois ou quatre heures (je ne me souviens plus), j'entrouvris un œil, mes camarades n'avaient pas bougé. Je les appelai d'une voix sourde : pas de réponse. Bref, Lhostis me répondit enfin : "
Je ne suis pas blessé" ; même réponse de l'autre camarade. Quant à Apere, il ne répondit rien.
Enfin ! La nuit arriva, nous entendîmes un galop effréné nous arriver dessus. D'un bond, nous nous levâmes tous trois prêtes à vendre chèrement notre vie quand, ô joie, nous reconnûmes les pantalons rouges.
C'était quinze de nos camarades encore vivants qui venaient nous rejoindre… voir si nous étions morts avant d'essayer de traverser les lignes ennemies.
Ils étaient restés dans les meules ! De notre section, nous étions donc dix-huit !" 


(A suivre...)

20 mars 2010

"L'abattoir le plus dégoûtant..."


Photo : la plaine de Brimont où Fernand Le Bailly et sa section se sont battus le 14 septembre 1914.
La configuration des lieux n'a pas changé, sinon le tracé d'une allée, plantée d'une haie,
qui rejoignait le château de Brimont (au centre de la photo) à la lisière des bois de Soulains, ici à droite.

Le14 septembre, les combats pour la prise du château de Brimont se poursuivent. Une action combinée des deux régiments de la 10e brigade est décidée, le régiment du Havre, le 129e RI, partant de la Verrerie de Courcy, le régiment de Caen, le 36e RI, devant s'élancer au même moment, à un kilomètre à l'est, des bois de Soulains. Malheureusement, aucune des deux unités ne peut déboucher en raison des feux violents d’infanterie, d’artillerie et des mitrailleuses ennemies. Une nouvelle action est menée vers 17h00, appuyée par l'artillerie divisionnaire et deux groupes d'artillerie de campagne. Nouvel échec... Le 2e bataillon parvient à 500 m du château mais il ne peut progresser. Dans son récit qu'il rédigera quelques mois plus tard dans les bois de Beaumarais, mon arrière-grand-père racontera son engagement pour ces journées. En voici un premier extrait.

"Le 13 au soir, dans la nuit du 13 au 14, (…) l'ennemi n'avançant pas, ordre fut donné à mon bataillon d'attaquer le château de Brimont, pendant que le reste de la division, appuyée par d'autres troupes, donnerait l'assaut général du fort.
Notre capitaine, Mr Malfre, blessé la veille n'était plus des nôtres hélas !
Trois sections de la 6e compagnie partirent avec le bataillon. La 4e section, c'est-à-dire la nôtre, fut désignée comme flanc-garde à droite dudit bataillon sous le commandement de l'adjudant Hazey et du sergent Lhostis..
C'est à partir de ce moment que je rentrai dans le rang – mon chef direct, le capitaine, étant blessé, mon rôle d'agent de liaison se trouvait supprimé.
Enfin ! J'allais donc me battre avec des camarades autour de moi ! J'étais enchanté, car durant les jours précédents, je trottais toujours seul, sous les balles et les obus, transmettant les ordres de mon capitaine, ce qui est infiniment plus déprimant que… lorsqu'on se bat ou que l'on avance coude à coude. (…)
Nous nous glissâmes par bonds à travers champs et bois dans la direction du château (
le château de Brimont, NDLR) en laissant à notre gauche le village de Courcy et les deux grandes cheminées de sa Verrerie et sans avoir été inquiétés, nous arrivâmes ainsi sur la crête qui se trouve un peu en retrait, à environ 400 mètres du village. Sur cette crête, quelques haies – à gauche, un vallon boisé (sans doute le terrain qui redescend vers la Verrerie, NDLR). A droite : la plaine. En face, à 500 ou 600 m, le château perché presque au sommet de la colline appelée le fort de Brimont.
Tout près, un petit chemin dévalant la crête derrière nous dans la direction de la ligne de chemin de fer parallèle au canal de la Marne à l'Aisne. Enfin, à 50 m sur notre droite, en bordure de ce chemin, 7 meules de paille et une faucheuse mécanique.
Nous nous couchâmes en tirailleurs face au château, puis l'adjudant Hazey parcourut notre ligne composée de 74 fusils et nous jeta ces quelques mots : "
Ne pas bouger d'ici. Tirer jusqu'à épuisement des cartouches, avancer si possible ou se faire tuer, mais ne pas reculer." Et puis, il disparut dans la nuit noire. Je ne l'ai jamais revu.
L'aube s'annonça – les oiseaux chantaient. Apere, près de moi, sommeillait, d'autres plus loin causaient, riaient à voix basse. Puis un radieux soleil se leva, le canon se mit de la partie et déchaîna avec lui la plus formidable fusillade que j'aie jamais entendue jusqu'ici.
Je jetai un regard rapide autour de moi. En avant, à 100 m, une haie de pointes de casques allemands émergeaient d'un vallonnement – à droite, à 300 m, même vision – derrière à droite du chemin – trois tranchées remplies de casques à pointe – enfin, à notre gauche dans le vallon boisé, des milliers d'hommes se fusillaient à bout portant.
Je me tournai vers Apere. Nous échangeâmes un regard d'adieu – et sans plus m'occuper de ce qui se passait autour de moi, je mis ma hausse à 250 m, et pendant 1/2 heure je tirais sur les casques en face de nous. Je m'arrêtai, ne pouvant plus tenir le canon de mon fusil tellement il était chaud – un rapide coup d'œil autour de moi, seuls, Apere, deux camarades et moi étions encore là.
Je vis alors plusieurs de mes camarades tirant derrière une meule, puis plusieurs autres, blessés ceux-là, tirant eux aussi, mais derrière nous. Enfin, je vis, ô malédiction, que déjà plus de la moitié des nôtres étaient tués.
Apere me cria :
"Que fais-tu ?"
– Que veux-tu mon vieux, puisque nous sommes entourés, autant rester là, lui répondis-je.
Mais regarde Lhostis est là-bas, derrière cette meule ! Allons-y !
Allons-y, répliquai-je. Tu as raison. Nous ne reculons pas, nous pourrons continuer à tirer tout en étant abrités du feu ce ces c… là qui sont devant nous.
La bataille battait son plein. C'était terrifiant !
J'abrège, la plupart d'entre nous avaient tiré leurs dernières cartouches. Moi, j'en gardai une quinzaine pour l'effort suprême qui devait arriver d'une minute à l'autre.
Nous tirâmes nos camarades tués qui se trouvaient près de la meule, par les pieds, la tête, les mains : nous les rangeâmes derrière nous, puis pansâmes nos blessés ; beaucoup avant d'arriver à cette meule furent tués ; un, je le vois encore, se glissa sous une faucheuse mécanique qui se trouvait là ; plusieurs avaient reçu jusqu'à quatre et cinq balles.
Où passèrent les "Boches" qui se trouvaient derrière nous ? Je ne sais. Toujours est-il que la meule nous protégea.
Il faut avoir vécu ces moments-là, avoir vu un pareil tableau pour connaître le spectacle et les horreurs de la boucherie humaine qu'on appelle "la guerre moderne !"
L'abattoir le plus dégoûtant, le plus hideux qu'on puisse voir ne peut qu'en donner une faible idée.
"

(A suivre…)

18 mars 2010

La course à l'amer

Photo : les toits du village de Courcy et, en arrière-plan et à mi-pente de la colline, le château de Brimont.
A droite, les premiers arbres des bois de Soulains, où trouva refuge le 36e RI du 13 au 17 septembre 1914.

A bien lire les documents conservés aujourd'hui au SHD, il est difficile, voire impossible, de réaliser le déluge de feu qui s'abat le long du canal de l'Aisne à la Marne, du 13 au 17 septembre 1914 – un épisode faisant partie de ce que les historiens désignent aujourd'hui comme la "course à la mer". Pendant quatre jours, les hommes vont se battre sous des bombardements constants, la plupart du temps dans des abris superficiels ou des tranchées hâtivement creusées pour se protéger. A cela va s'ajouter la crainte permanente, à tous les niveaux de la hiérarchie de la 5e division, d'être débordé ou encerclé par l'ennemi. Dans un rapport écrit peu de temps après ces combats, le capitaine Cabanel, commandant de la 12e compagnie du 129e RI, raconte comment du 16 septembre, en fin de journée, au 17 septembre, à 17h00, son unité, qui défendait le front est de la Verrerie de Courcy, avait été tenue en éveil constant pour éviter un "glissement" de l'ennemi, brûlé 2000 cartouches en quelques heures et avait perdu dans les tranchées qu'elle occupait 60 hommes morts ou blessés.
Le dimanche 13 septembre, comme le décrit le soldat Jules Champin, le 1er bataillon s'engage dans la plaine sous les tirs de l'artillerie ennemie dans une marche de flanc pénible. Il dépasse le moulin à vent de Courcy (aujourd'hui disparu, il était situé à droite du village) et oblique vers la droite. Une fois arrivé au pont du champ de courses (que l'on peut encore voir aujourd'hui), il se reconstitue et gagne le couvert des bois de Soulains de l'autre côté du canal. Il y trouve une protection relative contre les feux de l'ennemi.
Restent les deux autres bataillons du régiment... Ces derniers se portent, dans un premier temps, à l'ouest du village de Courcy puis reçoivent l'ordre de se déplacer vers le château de Brimont par les bois de Soulains. Là encore, leur marche s'effectue de flanc sous la menace de l'artillerie de campagne et des mitrailleuses allemandes. Celles-ci, établies à la ferme de l'Espérance (disparue aujourd'hui et qui était située sur l'actuelle D966), tirent heureusement trop court, et les pertes sont peu nombreuses. Toutefois la progression le long du cours d'eau est rendue difficile en raison de l'amoncellement des branches tombées des arbres et de l'enchevêtrement à terre des fils télégraphiques. Le bataillon arrive vers 20h30 au pont, à la nuit tombante. Il gagne la corne ouest des bois et s'y installe. Il est suivi par le 3e bataillon, qui s'arrête aux Cavaliers de Courcy et garde l'accès au pont. Dans la nuit, les deux batailllons tapies dans les bois sont épaulées par des Valenciennois du 127e RI. Les hommes ont ordre de poursuivre leur attaque sur le château de Brimont. Dans le sous-bois, la section de mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, à la 6e compagnie, est désignée comme flanc-garde de l'attaque du 2e bataillon…

14 mars 2010

Funeste Brimont

A gauche : le secteur de Brimont le 13 septembre. La flèche rouge montre pour l'armée française l'axe de l'attaque du 129e RI, la bleu, celui du 36e RI.

Funeste Brimont… Avec Charleroi, Douaumont, Neuville-Saint-Vaast et quelques autres sites, cette petite colline tranquille de la Marne appartient sans doute aux lieux où le 36e régiment d'infanterie fut le plus éprouvé. Du 13 au 17 septembre, selon un rapport rédigé par le lieutenant-colonel Bernard, commandant du 36e RI, pour tenter de déborder l'ennemi retranché dans le château de Brimont, la ferme de l'Espérance, le village de Bourgogne, positions organisées avec autant de soin que des ouvrages de sièges, les pertes vont atteindre 750 hommes*. De surcroît, lors de ces funestes journées, deux bataillons de la 10e brigade, un du 129e RI et un du 36e RI, vont être capturés**.
A quoi ressemble le paysage que découvrent ces hommes le 13 septembre au matin ? L'historique du régiment du Havre nous décrit plus longuement ces lieux : "Un large glacis descend du village de Saint-Thierry jusqu'à la dépression du ruisseau des Fontaines, qu'empruntent le Canal de l'Aisne à la Marne et la voie ferrée de Laon à Reims. Cette dépression s'étrangle entre le pied du glacis, marqué par le village, le château de Courcy et le mamelon isolé de Brimont, dont les pentes sont couvertes de bois. Le Canal et la voie ferrée, en profonde tranchée, formant un obstacle qui n'est franchissable qu'en quelques point très espacés. La route de Courcy à Brimont franchit le Canal et la voie ferrée, puis traverse la Verrerie entre l'usine à droite et les maisons ouvrières à gauche ; elle monte ensuite à travers bois jusqu'au village de Brimont, situé sur la crête. A la sortie Nord de la Verrerie, un chemin se détache à droite, suit le pied du mamelon et conduit au Château de Brimont, situé dans le fond du vallon descendant du village de Brimont vers le sud et vers la dépression du Canal."
Quatre-vingt seize ans plus tard, les lieux n'ont pas changé.  Une fois sorti des petits pavillons qui bordent la sortie de Courcy, vous retrouvez les ponts franchis, le 13 septembre, par le 129e et l'emplacement de la Verrerie, aujourd'hui occupé par une petite cité ouvrière, construite en 1923. Le régiment du Havre s'y retranchera pendant cinq jours, avant de subir une contre-attaque allemande qui jettera la panique dans ses rangs. De même, vers le sud-est, on aperçoit toujours les bois de Soulains où le 36e se protégera tant bien que mal des bombardements de l'artillerie allemande et où de nombreux contre-attaques furent enrayées "à la baïonnette". Dans ce petit boqueteau, le 14 septembre au soir, le commandant Navel, du 2e bataillon, recevra l'ordre d'aller occuper le château de Brimont, situé un kilomètre plus au nord, et dont une tour se dresse encore. Il y sera rejoint vingt-quatre heures plus tard par le premier bataillon du 129e. Mais ceci est une autre histoire que nous allons découvrir.

*Rapport rédigé le 21 septembre 1914.
** Le bataillon du 36e est non comptabilisé dans les 750 hommes évoqués par Bernard. Un premier bilan établi à Chenay le 21 septembre 1914 fait état pour les hommes pris au piège du château de Brimont de huit officiers et 650 hommes de troupe (pour le 36e RI), et de neuf officiers et 800 hommes de troupe (pour le 129e RI). Pour le 36e RI, certaines études mentionnent des pertes globales du 13 au 17 septembre de 1 564 hommes de troupe et 22 officiers.

6 mars 2010

Le flâneur du 36e : oubli et orbi

"C'est vrai, on oubliera. Oh ! Je sais bien, c'est odieux, c'est cruel, mais pourquoi s'indigner : c'est humain... Oui, il y aura du bonheur, il y aura de la joie sans vous, car, tout pareil aux étangs transparents dont l'eau limpide dort sur un lit de bourbe, le coeur de l'homme filtre les souvenirs et ne garde que ceux des beaux jours. La douleur, les haines, les regrets éternels, tout cela est trop lourd, tout cela tombe au fond... On oubliera. Les voiles de deuil, comme les feuilles mortes, tomberont. L'image du soldat disparu s'effacera lentement dans le coeur consolé de ceux qui l'aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois." (Les Croix de Bois, Roland Dorgelès, 1964)
Ci-contre, à deux doigts de la disparition, la tombe de Lucien Raillot, du 36e RI, natif du petit village de Chaon (Loir-et-Cher),  tué le 25/09/1915, dans le cimetière de la Chapelle-en-Vexin. Merci à Jean-Claude Bataillè pour cette image.