L'écrivain Claude Duneton s'est éteint hier à l'âge de 77 ans. C'est donc avec une certaine émotion que je remets en ligne l'entretien qu'il m'a très gentiment accordé à son domicile parisien en juin 2009, où il raconte la genèse de son roman-vrai "Le Monument" (qui fut, entre autres, à l'origine de ce blog). L'occasion de saluer une dernière fois cette homme qui ne voulait pas que l'on oublie trop vite les "tourlourous" de sa Corrèze morts sur les "champs d'honneur".
Si la pierre angulaire de ce blog est le 36e régiment d'infanterie, elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre de "glaneurs de l’Histoire" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains… – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Claude Duneton est de ceux-là. Il y a peu, il réhabilitait la mémoire du sous-lieutenant Paul-Albert Granier, poète mort en 1917. Et en 2003, il achevait de raconter l'histoire des 28 soldats de sa commune dans un magnifique roman-testament Le Monument. Pour nous, il revient sur la genèse de ce livre.
En sous-titre du Monument, on lit "roman vrai". Qu'est-ce qu'un "roman vrai" ?
Avant la sortie du livre, j'ai essayé avec l'éditeur de trouver un sous-titre. Je ne voulais pas appeler Le Monument "roman", point final. Roman, ça veut dire quoi ? Ce texte n'était pas un reportage, il était une reconstruction. En anglais, on aurait pu appeler ce texte "non-fictionnal novel". Et puis, quelqu'un a suggéré "roman vrai" et j'ai été content de cela : Le Monument est un roman, mais sur des bases authentiques.
Vous portiez ce livre en vous depuis longtemps ?
Non. Deux choses ont déclenché cette envie d'écriture. J'ai commencé à travailler sur ce projet en 2001. Nous venions alors de passer l'an 2000. Un jour dans mon village de Lagleygeolle (en Corrèze, NDR), je me suis mis à regarder le monument aux morts. Il y avait cette longue liste et je me suis dit : "Merde, la moitié des noms, je ne sais absolument pas qui c'est". À part quelques noms que j'identifiais, comme celui du fils du forgeron – il s'appelait Antoine Arfeuil –, l'absurdité de cette situation m'est apparue encore plus fort. J'ai été alors pris d'une émotion à l'idée que ces hommes étaient totalement oubliés et qu'ils s'étaient fait saigner pour rien du tout : pour l'Europe, le machin, tout ça... Et tout à coup, ce sentiment s'est démultiplié : nous n'étions plus au 20e siècle, nous n'étions plus au siècle de cette guerre, et ces soldats devenaient aussi vieux que les soldats de Napoléon ou ceux qui s'étaient battus à Waterloo. Cela m'a serré le coeur. On ne savait même pas qui était ces garçons. C'était trop injuste.
Et la deuxième raison que vous évoquez ?
Et puis, il y a eu la sœur d'Arfeuil : elle était de 1900, elle est morte en 2000. Cette femme, je la connaissais bien. Je m'asseyais à côté d'elle dans le bourg, on bavardait, et je n'avais jamais pensé à lui demander qui étaient tous ces gens inscrits sur le monument. Or, elle savait tout ! Et le fait qu'elle soit disparue, je me suis dit qu'il n'y avait plus personne. Les autres habitants du village étaient nés en 1921. C'était donc fini... J'ai pensé qu'il faudrait retrouver ces soldats, retrouver qui ils étaient. Et puis une pensée m'est venue : "Oui, mais c'est toi l'écrivain de la commune. Ce serait peut-être à toi de faire ce travail." Alors je me suis dit que j'allais le faire. Comme un devoir.
Ressentiez-vous de la culpabilité vis-à-vis de ces hommes, de cette culpabilité que vous mentionnez dans votre livre : "la culpabilité des survivants" ?
Je me sentais probablement en dette vis-à-vis d'eux. Coupable : non. Je ne me sens pas coupable ni responsable de quoi que ce soit, mais cette liste de noms... On ne savait plus du tout qui étaient ces gars...
Il y a enfin le coup de gueule de votre père, le 11 novembre 1964, lors de la cérémonie qui figure au début de votre livre. Cette colère est-elle aussi à l'origine du roman ?
J'ai évidemment repensé à l'explosion de mon père, lorsqu'il s'était mis à hurler ce jour-là : "Ah nom de Dieu, elle était belle la guerre ! Vous pouvez en faire des simagrées. Ça vous va bien." La guerre de 14-18 lui avait toujours paru une boucherie inutile, même en la faisant. Alors oui : j'ai fait ce livre un peu comme si c'était lui qui l'avait écrit, avec ses idées à lui. Après tout, mon père m'a un peu nourri. Symboliquement, c'est comme si c'était lui qui racontait cette histoire. Il n'aura pas lu Le Monument, car il est mort en 1966, mais je pense qu'il aurait été très heureux de ce livre...
Ah oui ?
Oh là oui ! Il l'aurait lu, relu. Il aurait été content, comme si c'était lui qui l'avait écrit. J'en suis absolument sûr. Le Monument est ouvrage pieux en réalité !
Une autre chose surprend dans Le Monument : vos "personnages" parlent en occitan. Pourquoi ?
Avant Le Monument, je n'avais jamais écrit quelque chose sur Lagleygeolle et je me le reprochais. J'avais écrit sur la langue française, sur moi, etc. Pas sur mon village ! Et j'avais toujours remis de parler de ce sujet, sans doute à cause de ce problème de langue. Vous savez, il y a des romanciers comme Michelet – des gens très bien d'ailleurs –, qui reconstruisent le passé et font parler leurs personnages en 1920 ou à une autre époque en leur faisant dire : "Où vas-tu Marie cet après-midi ?" Mais ils ne parlaient pas français chez nous ! Et je ne peux pas supporter de faire des trucs qui ne sont pas véridiques... Avant Le Monument, cela avait toujours été une barrière. Alors je me suis dit, avant la rédaction de ce livre, que mes personnages allaient parler occitan. Dans mon dernier roman, La Dame de l'Argonaute*, je raconte l'histoire d'une fille qui part de Juillac, en Corrèze, et devient une grande scientifique autodidacte. Lorsqu'elle est revenue chez elle, en 1916, personne ne parlait français...
Comment avez-vous démarré vos recherches pour Le Monument ?
Alors, je suis allé à la mairie, et j'ai vite retrouvé des actes d'état-civil. Mais ça a été difficile. Avec bonheur, une copine m'a aidé, et tout le monde s'y est mis : une secrétaire de mairie, des gens du village... Après ce travail, je suis parti à Tulle, aux archives départementales. Et là-bas, j'ai déniché les fiches de mes gars. Sauf que j'ai dû tout éplucher. Alors, bien évidemment, je suis tombé sur des patronymes que je ne connaissais pas, et je ne savais pas du tout où habitaient ces hommes... La commune de Lagleygeolle compte en effet beaucoup de hameaux. J'étais très embêté. J'ai rencontré aussi d'autres problèmes : en relisant les fiches matricules j'ai repéré un homme qui n'était pas porté sur le monument…
Le fameux Pierre Manimont ?
Oui. Sa fiche disait qu'il était originaire de Jugeals-Nazaret, domestique chez Feix, au hameau du Flomont, avant de partir à l'armée. Le grand Pierre,… Il mesurait un peu plus d'1,70 m. Heureusement, j'ai demandé à une femme qui animait un club de généalogie, Chantal Sobieniak, de m'aider dans mes recherches. Elle était très experte et elle m'a aidé à résoudre beaucoup de problèmes (une plaque a été apposée sur le monument pour réparer cet oubli, voir la photo ci-dessous, NDR).
Vous ne vous êtes donc jamais autorisé de licence littéraire pour écrire la vie d'un homme ?
Ah non ! Aucune licence littéraire : je me suis assez enquiquiné pour savoir où ces garçons vivaient vraiment !
Vos travaux de recherche se sont arrêtés là ?
Non ! Muni de toutes ces informations, il ne me restait plus qu'à aller à Vincennes, au Service historique de la défense, et lire un par un les Journaux de marche et d'opération (JMO) des régiments dans lesquels ces hommes avaient été engagés. C'était encore l'époque où on lisait ces documents sur microfilm. Il fallait prendre des notes…
Aviez-vous un "bagage" culurel sur l'armée française avant 14 et la guerre 14-18 pour écrire votre roman ?
Pas vraiment. Avant de me mettre à écrire, je ne savais pas combien il y avait d'hommes dans un régiment, dans une compagnie, ce qu'était une escouade... Il m'a fallu apprendre. Mais c'était délibéré : je ne souhaitais pas, en effet, avoir une vision synthétique de cette période. Je ne savais rien, par exemple, sur la bataille de la Marne, sur la Somme, je n'avais rien lu sur Nivelle, Mangin… J'ai découvert tout cela au fur et à mesure, en lisant les Journaux de marche et d'opération. Et je crois que rester au ras des tranchées, avec mes mecs, donne une vérité au livre.
Venons-en aux influences. Avez-vous lu des romans ou des témoignages avant la rédaction proprement dite ?
Pas plus ! Je n'ai pas plongé dans des romans ou des témoignages pour garder sur ce sujet une virginité. Je n'ai pas bouquiné Genevoix, Barbusse, Dorgelès… Je devrais maintenant, mais pour Le Monument je n'ai rien lu, à l'exception des archives, de la presse de l'époque et du, roman largement autobiographique, La Peur, de Gabriel Chevallier. Mais je n'ai découvert ce livre qu'après avoir commencé la rédaction du Monument.
Pourquoi faire une exception avec Chevallier ?
On m'avait parlé de Chevallier, et je me suis aperçu qu'il parlait exactement de la guerre 14-18 comme mon père : ces années avaient été une vraie connerie, une escroquerie d'une méchanceté terrible… Mon père a fait la guerre avec la trouille au ventre du début jusqu'à la fin. Et il ne s'en cachait pas. Il n'était pourtant pas dans les pires conditions : il était dans les crapouillots, l'artillerie de tranchée, après avoir été dans le train. Il ne montait pas à l'assaut avec l'infanterie…
Vous êtes également allé sur les champs de bataille. Sur la quatrième de couverture du Monument, il y a une photographie de vous près de la plaque commémorative à la mémoire du soldat Lauregans, entre Ecurie et Neuville-Saint-Vaast…
Cette photo a été prise par ma fille Louise. J'ai été dans tous les endroits que je relate dans le livre. Je ne conçois pas d'écrire des trucs si je ne sais pas de quoi je parle. Et puis, en allant sur le terrain, les choses s'éclaircissaient. Les JMO prenaient un sens. Pour la Somme, le neveu d'Antoine Arfeuil, qui vivait dans la région, m'a amené à l'endroit exact où son oncle a été tué. C'est la seule fois où j'ai été guidé sur les lieux. Pour le reste, je me suis débrouillé. C'est comme ça que j'ai découvert les alentours d'Ypres. J'ai résidé pendant trois mois à la Villa Mont-Noir, qui est une résidence d'écrivains, où j'ai rédigé une grande partie du livre. J'ai pu faire ainsi de fréquents aller-retour à Neuville-Saint-Vaast. J'étais tout près de la Belgique, de Poperinge, d'Ypres…
Et vous êtes retourné à Verdun pour les besoins du livre ?
Non, car aucun soldat de Lagleygeolle n'y a été tué. J'y suis quand même passé avec Louise, car ce lieu signifie beaucoup pour moi. Pendant toute mon enfance, j'ai entendu parler de Verdun. Mon père, quelques jours avant sa mort, criait dans son lit :"Pourquoi ils ne m'ont pas tué à Verdun ?"
Certains paysages vous ont-ils plus marqué que d'autres ?
Oui, le plateau de Lorette. C'est un endroit vraiment étonnant. J'ai découvert aussi les vallées autour de Saint-Mihiel. On comprend bien ce qui s'est passé. Je ne connaissais pas non plus les Eparges. J'ai été très étonné par les Ardennes belges, comme Bertrix, où a été tué le petit Jules Giscard, et qui m'a demandé un vrai travail d'enquête.
Au final, combien de temps cela vous pris pour rassembler toute cette documentation ?
Dans les deux ans.
Combien de temps a duré l'écriture du Monument ?
À peu près un an. Mais à des rythmes parfois très poussés. A la villa Mont-Noir, il y a eu ainsi trois mois d'écriture intense, c'est-à-dire de 4 ou 5 heures du matin jusqu'à 10 heures du soir.
Que ressentiez-vous au fur et à mesure de l'écriture ?
J'ai été très troublé par cette expérience. Je suis très rationnel, mais certaines choses que j'ai écrites m'ont profondément bouleversé. Je vais vous donner un exemple : lors des deux dernières semaines d'écriture du bouquin, j'ai essayé de rentrer en contact avec les descendants du soldat Michel Manimont. Je savais que Michel avait une petite fille, qui vivait à Toulouse. Dans les quinze derniers jours, cette femme m'a donc appelé. Elle avait été élevée par sa grand-mère, la femme de Manimont, qui lui avait beaucoup parlé de Michel. Et vous savez ce qu'elle me dit : "Ma grand-mère et Michel s'aimaient beaucoup, ils s'adoraient, etc." Et moi qui avait, au préalable, construit tout le livre sur l'adoration de Michel pour sa femme ! Oh que j'étais mal ! Après ce coup de fil, j'ai passé une demi-heure atroce. J'ai eu l'impression que tous ces mecs m'avaient guidé, que Michel m'avait suivi, qu'il était dans la pièce…
Comme si vous aviez été accompagné par les mânes de Michel et de tous les autres...
Oui. Oh que j'ai eu peur ! Je vais vous donner un autre exemple avec Victor Jugie, qui meurt dans mon livre alors qu'il creuse une tranchée au petit matin. J'avais écrit qu'il prenait un coup de baïonnette dans la gorge. Quelques semaines après la parution du bouquin, j'apprends que, selon la tradition familiale, il s'était fait égorger… Ça fait beaucoup de coïncidences, vous ne trouvez pas ?
Propos recueillis par Jérôme Verroust, juin 2009. Merci à Mireille et Joël Picard pour la photo du monument de Lagleygeolle.
Le Monument, de Claude Duneton, éd. Seuil (9 €) ou Balland (20 €). À lire : La Dame de l'Argonaute, de Claude Duneton, éd. Denoël, 20 €.