Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
Comment consulter cette page ? Vous pouvez lire progressivement les messages, qui ne respectent pas un ordre chronologique (ils évoquent, par exemple, l'année 1915 ou 1914). Vous pouvez aussi avoir envie de vous attarder sur une année ou un secteur géographique : pour cela, cliquez dans la colonne à gauche dans la rubrique "Pages d'histoire du 36e" sur la période et le lieu qui vous intéressent. Tous les messages seront alors rassemblés pour vous selon l'ordre de publication.
Comment rentrer en contact ? Pour de plus amples renseignements sur ce site, ou me faire parvenir une copie de vos documents, vos souvenirs ou remarques, écrivez-moi. Mon adresse : jerome.verroust@gmail.com. Je vous souhaite une agréable lecture.

Avertissement : Si pour une raison quelconque, un ayant-droit d'une des personnes référencées sur ce site désire le retrait de la (les) photo(s) et des informations qui l'accompagnent, qu'il me contacte.

17 juil. 2009

L'invité du 36e : l'écrasant tribut des soldats de la Manche selon Jacques Renard

Si de nombreux lignards du 36e régiment d'infanterie "morts pour la France" sont originaires du Calvados (qui fut le bassin de leur recrutement), une part essentielle de ces combattants vint également de la Manche. Où furent-ils recrutés ? De quels cantons étaient-ils originaires ? Quelles furent l'époque et les conditions de leur mort ? Jacques Renard, spécialiste de démographie historique, auteur du récent Dictionnaire des combattants de la Manche "morts pour la France"* nous en dit plus.

Photos : Cinq monuments aux morts du Cotentin : à Montfarville, (2 soldats morts au 36e) à Réville (8 morts), à Varouville (3 morts), à Tourlaville (15 morts au 36e RI) et à Saint-Vaast-La-Hougue (6 morts). À noter pour Varouville : à droite du monument, la tombe de Michel Anquetil, du 36e RI, tué le 30/08/1914.

Pourquoi avoir écrit cet ouvrage ?
C’est un coup de cœur qui m’a conduit à m’intéresser à ce sujet, car je ne suis pas spécialiste de cette période historique, ma spécialité étant la démographie historique de l’Ancien Régime. Il y a quelques années, deux de mes collègues du centre de recherche historique Roland Mousnier furent en effet contactés par le Secrétariat des anciens combattants. Ils devaient donner leur avis sur les possibilités d’utilisation, dans une perspective historique, d’une base de données conservée dans leur dépôt, en passe d'être numérisée - la future base de données des "Morts pour la France". Ces collègues me demandèrent de les accompagner, ce que je fis bien volontiers… Je ne savais pas encore ce qui m’attendait : une mer de cartons gris dans un endroit sinistre et froid. Ce fut un véritable choc émotionnel et je me promis alors de faire quelque chose, même, si à ce instant là, je ne savais pas encore quoi.

Comment avez-vous travaillé pour recenser les soldats manchois "Morts pour la France" (MPLF) ?
La constitution d’une base de données n’est pas si simple à envisager. Qui sont les soldats de la Manche décédés lors de la Première guerre mondiale? Le corpus appréhendé dépend de choix préliminaires. Les soldats de la Manche peuvent être les militaires résidant dans le département de la Manche au moment de leur incorporation (repérés grâce aux registres matricules). Ils peuvent également être définis par leur déclaration de résidence au moment du décès - on collectera alors les actes de décès. On pourrait encore relever tous les noms inscrits sur les monuments aux morts, mais les risques d’erreur sont élevés (doublons, oublis, non reconnus MPLF), car les municipalités ont pu agir sans contrôle. Enfin, une dernière voie consiste à retenir les individus nés dans le département, sans tenir compte de leurs déplacements et migrations ultérieurs…

Quels sont les avantages de cette "voie" ?
Cette solution, qui peut paraître la plus éloignée du concept d’appartenance à une région, à une communauté, à un "pays", présente des avantages certains pour le chercheur. Elle épouse les options de classement retenues par le ministère de la Défense pour gérer ses bases de données, matériaux de base de ce travail. Mais, elle est surtout plus homogène, et évite les différences liées au temps de résidence, à l’âge à l’arrivée dans le département.

A partir de quelle source avez-vous travaillé ?
La base de données conservée par la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (DMPA) du ministère de la Défense est le meilleur instrument pour connaître les combattants ayant reçu la mention "Mort pour la France". Et dans un département ravagé par les destructions de la Seconde guerre mondiale, c’est aussi, l’une des rares solutions qui existe…

Et pourquoi ne pas avoir utilisé les actes de sépulture ?
On aurait pu envisager leur collecte dans les mairies, mais cette solution présente l’inconvénient d’éliminer du groupe les décès transcrits en dehors du département. Une transcription de décès en dehors du département était fréquente, lorsque la résidence n’était pas clairement connue des autorités militaires au moment de son décès. La Manche est une terre d’émigration depuis de nombreuses décennies, et près d’un soldat sur cinq né dans la Manche et qui décède durant le premier conflit mondial résidait dans un autre département, parfois même hors de l’Hexagone. Un tel choix aurait été trop dépendant des flux migratoires, il aurait privilégié la part la plus sédentaire de la population des natifs, et une part mouvante d’immigrants dont il aurait été pratiquement impossible de dire depuis quand ils résidaient dans ce département.

Sur combien de fiches de soldats de la Manche MPLF avez-vous travaillé ?
Avec le lieu de naissance comme critère de sélection, j’ai collecté près de 17 300 fiches dans la base des morts pour la France, et 800 autres fiches dans la base annexe des "refusés" pour cette mention.

A quelle difficultés vous êtes-vous heurtés pour établir vos résultats ?
On n’est jamais certain d’identifier tous les individus. Par ailleurs, il est clair que certaines informations sont erronées et il aurait été nécessaire de pouvoir confronter chaque information avec d’autres sources : registres matricules, état-civil… un véritable travail de bénédictin. Lorsque l’erreur était évidente, par exemple un lieu de décès incompatible avec l’endroit où se trouvait le régiment, les Journaux de marche et d'opération ont pu fournir une aide précieuse. Pour le reste, l’erreur sur un individu, qui est regrettable pour ses descendants, n’a pas d’incidence sur le plan de l’exploitation statistique des données.

Votre ouvrage apporte notamment des compléments d'informations sur la part des combattants qui décèdent de maladie et les non "Morts pour la France" (NMPLF) de la Manche ? Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il est d’usage, après l'historien Stéphane Audoin Rouzeau, de répéter que les combattants décédés des suites d’une maladie représentent environ 14% des effectifs. Cela est vrai pour la Manche, si l’on ne retient que les reconnus pour la mention "MPLF". Mais dès que l’on s’intéresse à l’ensemble des soldats, la proportion de malades atteint 18%, car la grande majorité des refusés sont effectivement des combattants qui succombent à une maladie contractée avant le 2 aout 1914. On notera l’hypocrisie et l’injustice pour ces malades non reconnus car bien qu’étant souffrants, ils ont été incorporés, se sont battus, ou ont travaillé dans les usines de l’Etat, avant de succomber d’une maladie que le service avait bien souvent aggravée.

Parmi les Manchois, combien de non-"Morts pour la France" compte le 36e ? Ce résultat est-il important en comparaison des autres régiments normands ?
Les soldats de la Manche non reconnus appartenaient essentiellement à l’infanterie, avec un peu plus de 60% des effectifs (les artilleurs représentent environ 20%, et le génie, train, etc. 20 %). Sur les 60% de l’infanterie, 39% pour les régiments d’active et 21% pour les territoriaux (77e 78e et 79e RIT). Le 36e RI est très peu représenté parmi les soldats non reconnus avec 0,7% du total (6 cas), contre 5,5% au 25e RI, 4,7% au 136e RI ou encore 2,5% au 225e RI. Si l’on établit un classement selon le nombre de cas par régiment, les plus représentés sont le 80e RIT avec 7,02%, le 3e RAP avec 5,85%, le 77e RIT avec 5,5%. Le 36e RI n’arrive qu’en 26e position des régiments normands (à égalité avec le 129e RI).
Il faut bien sûr relativiser en fonction des effectifs de chaque régiment pour se faire une idée plus précise de la proportion de refusés.

Régiment2e25e36e41e47e48e70e71e136eTotal
Non reconnus1547611417040125
Reconnus8151546782184196371855614544473
Proportions1,812,950,765,6422,633,6502,682,72

Au total, environ 2,7% des soldats ne sont pas reconnus parmi les décédés des régiments d’infanterie du 10e CA. Pour le 36e RI, la proportion tombe à moins d’un pour cent. Elle est de plus de 12,5% pour les trois régiments territoriaux mentionnés plus haut (133 refusés pour 926 acceptés).

Combien de soldats "Morts pour la France" de la Manche compte le 36e RI ?
On dénombre près de 800 soldats originaires de la Manche parmi les morts du 36e RI. Le taux de mortalité étant environ d’1 sur 4/5e, on peut penser qu’environ 3500 à 4000 soldats de la Manche ont été incorporés au 36e RI durant la Première guerre mondiale.

Quelle est leur origine géographique ?
Ils proviennent essentiellement du nord et du centre du département. Le recrutement est assez éclaté, même si l’on remarque quelques concentrations autour des cantons de Valognes, Bricquebec ou Barneville-Carteret.

Pourquoi le bassin de recrutement du 36e RI dans la Manche est-il aussi "éclaté" ?
Il semble que le bassin de recrutement d’un régiment dépende de sa spécialisation ou de son prestige. Le recrutement s’opère dans un rayon plus grand autour du lieu de casernement dès lors qu’il est spécialisé (1e RIC de Cherbourg, par exemple, avec 56 km parcourus par ses soldats pour rejoindre leur caserne), alors que le bassin de recrutement d’un régiment territorial est beaucoup plus limité (27 Km parcourus en moyenne par un soldat du 80e RIT). L’exemple du 36e RI milite dans ce sens. En effet, la caserne du 36e RI est à Caen, dans le Calvados, soit en moyenne à plus de 80 km du lieu de naissance des soldats originaires de la Manche. Par ailleurs, il n’y a pas eu de migration massive vers le Calvados car 93% de ces combattants ont été recrutés dans la Manche (donc à l’âge de 20 ans). Or nous constatons, qu’ils sont beaucoup plus jeunes (23 ans) que l’ensemble des soldats incorporés dans la Manche, renforçant l’hypothèse d’un appel sélectif selon des critères (ici l’âge) qui souvent nous échappent.

Pouvez-vous nous commenter, pour le 36e RI, les résultats des décès selon l'année. Que montrent ces résultats? Suivent-ils les résultats observés pour les autres régiments de la Manche ?
Le 36e RI, ou plutôt les soldats de la Manche incorporés au 36e RI, vont connaître un début de conflit particulièrement meurtrier puisque près de 60% de ses effectifs disparaitront en aout-septembre 1914 (251 dans la seule journée du 22 août 1914). Les pertes des principaux régiments de la Manche suivent une évolution assez semblable à celle du 36e RI, car ils se furent très exposés en aout 1914 (1e RIC, 2e RI, 25e RI ou 136e RI)

En conclusion, quel est l'importance du tribut payé par la Manche à la Grande Guerre par rapport aux autres départements ?
Le poids des pertes par département est un débat qui alimente bien des polémiques, car les mesures opérées ne sont pas toujours très sûres. L’erreur la plus commune est d’établir le rapport du nombre des victimes (nés dans un département) à celui des habitants recensés en 1911 dans ce même département. En effet, plusieurs phénomènes interfèrent dans le calcul. En l’absence de flux migratoires, une population dynamique (avec un fort taux de natalité) a une pyramide des âges élargie à sa base. Par conséquent, la proportion des hommes mobilisables est moins importante que lorsque la base de la pyramide est étroite, comme c’est le cas lorsque la population contrôle fortement sa descendance. Ainsi, on devrait trouver un rapport décès/population plus faible lorsque la population est dynamique et conséquemment plus fort lorsque la charge d’enfants est faible. Ce premier constat est aggravé par le fait que les différentes classes n’ont pas subi la même ponction, les classes les plus jeunes payant le plus lourd tribut.

Y a-t-il d'autres variables ?
Oui, comme la mobilité. Les départements majoritairement ruraux ont connu dans le dernier quart du XIXe siècle un exode vers les grandes villes très important qui concerne en premier lieu les jeunes hommes. Ce second point contribue en effet à modifier les équilibres démographiques, car les migrants partent des zones où la pression démographique est la plus forte provoquant ainsi un vieillissement artificiel de la population de départ et un rajeunissement tout aussi artificiel de la population d’arrivée (surtout lorsqu’elle est peu féconde).
Ces remarques conduisent à penser que les contrastes sont d’autant plus forts que ces deux facteurs agissent dans le même sens et ne se compensent pas en partie. Par exemple, le département des Landes qui a perdu un peu plus de 11000 soldats est un département encore très rural, où la fécondité est faible. Ainsi, l’exode rural et la faible fécondité aggravent les effets de la ponction sur la population (4,01%) car les deux facteurs agissent dans le même sens. A l’inverse, la Seine-Maritime (qui perd plus de 27000 combattants, au 5e rang dans le classement des départements) est une région où l’exode rural est faible, où le solde migratoire est positif , où la fécondité est importante en ce début de 20e siècle, et ainsi où l’impact des pertes sur la population est relativement réduit.

Et pour la Manche ?
La Manche se trouve quant à elle, dans la situation où la forte fécondité ne suffit pas à compenser un exode rural très prononcé (plus de 15 % de soldats décédés sont domiciliés en dehors du département), et une mortalité des adultes supérieure à la moyenne nationale (problème de l’alcoolisme), ce qui explique le fort taux de pertes (3,7%). La forte fécondité atténue donc partiellement l’impact des pertes, qui ont été particulièrement fortes dans ce département. Cette constatation est corroborée par l’estimation que l’on peut faire du nombre de décédés par rapport au nombre de mobilisés (dans le cadre des régions militaires). Les mobilisés ne sont certes pas tous des natifs, mais nous savons que c’est le cas pour 90% des soldats recrutés dans la Manche. La 10e région militaire apparaît ainsi parmi les trois régions militaires les plus touchées avec un pourcentage de pertes de près de 20 % des mobilisés.
La moyenne quotidienne des décès est de 11 soldats tout au long de la guerre, soit pratiquement un soldat qui disparaît toutes les deux heures (cette moyenne était d’un soldat toutes les 45 minutes durant l’année 1914).

Que ressentez-vous après ce travail ?
Pour conclure, je voudrais dire que la route est encore longue pour que chaque combattant puisse être honoré, simplement pour sa participation à ce conflit et pour avoir donné une partie de sa vie pour la patrie. Il y a une grande hypocrisie dans la décision de reconnaître ou non le rôle de chacun. C’est donc aux historiens qui se préoccupent de cette histoire de travailler à ce que le sort de ces combattants réintègre la mémoire collective, que leur histoire soit connue pour être ensuite reconnue.

*A lire : Dictionnaire des combattants de la Manche "morts pour la France", tome 1, éditions SPM, 90 €. Propos recueillis par mail par J. Verroust, juin 2009.

15 juil. 2009

L'artillerie rentre en scène

Photo : sur la D26, l'interminable plaine de Courcy (à gauche) dans le secteur du 129e. Au centre, une ligne d'arbres
indique l'emplacement des Cavaliers. A droite, dans ce qui fut les emplacements du 36e RI, Reims et l'ombre de sa cathédrale.

Graduellement, en cette fin d'année 1914, le secteur du 36e, jusqu'à présent relativement épargné, s'enfonce dans l'absurde guerre des tranchées. A la fin octobre, les journées d'automne sont encore calmes, les nuits également. Les tranchées, les communications, abris et défenses accessoires, parfois laborieusement construits, sont améliorées, à la faveur du brouillard ou d'une nuit sans lune. Seuls quelques tirailleries et quelques échanges d'obus avec l'ennemi sont à déplorer. Le 20 octobre à la Verrerie du Port de la Neuvillette, le colonel Viennot, commandant la 10e brigade note dans son compte-rendu : "Quelques coups de fusils échangés avec les patrouilles allemandes. Le colonel du 36e fait son possible pour restreindre cette tiraillerie qui empêche de dormir ceux de ses hommes qui ne sont pas de veille, mais sur le front de la 52e DI, on paraît avoir le coup de fusil facile et naturellement la contagion se transmet à l'aile droite de la 10e brigade."
Puis, dans les premiers jours de novembre, l'artillerie rentre en scène. Le 3, le 5, le 7, le 11, le 16, le 17, le 18, les deux armées s'affrontent sporadiquement à coups d'obus de 75, de 77, de 120 et 150. Le 19, il est prescrit aux compagnies du bataillon au repos à Courcelles de prendre une formation diluée. Le 23, une vingtaine de gros obus éclatent à proximité du PC du colonel Bernard, commandant le 36e régiment. Le lendemain, les Français répliquent en bombardant au mortier lisse de 15 cm le matin et l'après-midi, et les résultats sont jugés "assez bons". L'ennemi répond alors par une quarantaine de shrapnells dirigés sur l'emplacement supposé des mortiers. Trois jours plus tard, près de 130 obus de tous calibres dégringolent sur les Français dès 8 heures du matin, suivis, le 3 décembre d'obus incendiaires. Par la suite, ce seront des "minens", des "boîtes à mitrailles"...

14 juil. 2009