Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
Comment consulter cette page ? Vous pouvez lire progressivement les messages, qui ne respectent pas un ordre chronologique (ils évoquent, par exemple, l'année 1915 ou 1914). Vous pouvez aussi avoir envie de vous attarder sur une année ou un secteur géographique : pour cela, cliquez dans la colonne à gauche dans la rubrique "Pages d'histoire du 36e" sur la période et le lieu qui vous intéressent. Tous les messages seront alors rassemblés pour vous selon l'ordre de publication.
Comment rentrer en contact ? Pour de plus amples renseignements sur ce site, ou me faire parvenir une copie de vos documents, vos souvenirs ou remarques, écrivez-moi. Mon adresse : jerome.verroust@gmail.com. Je vous souhaite une agréable lecture.

Avertissement : Si pour une raison quelconque, un ayant-droit d'une des personnes référencées sur ce site désire le retrait de la (les) photo(s) et des informations qui l'accompagnent, qu'il me contacte.

24 oct. 2009

Deux ans et des poussières


On ne va pas plastronner, mais époque des chrysanthèmes oblige, sacrifions au traditionnel anniversaire de ce blog pour vous annoncer les derniers chiffres de fréquentation de cette page. Ils sont  encourageants : depuis sa création, il y a deux ans, ce site a rassemblé 14 216 visites (4 535 visites il y a un an à la même époque) pour 9 021 visiteurs uniques "absolus" (2 685 en 2008) et 30 817 pages vues (10 105 l'année dernière). Des résultats dus évidemment à la parution de cette adresse en "une" de l'édition électronique du Monde le 11 novembre dernier (accompagnée d'un sympathique port-folio sonore, toujours en ligne), mais également aux "invités du 36e" qui ont eu la gentillesse de répondre à mes questions : les auteurs Claude Duneton et Laurent Mirouze, Donald Browarski dans son "musée-écrin", Vincent le Calvez et la mémoire  d'Albert Thierry, Gabriel et celle de son grand-oncle, et tous les autres... Qu'ils soient ici remerciés pour leur patience, leur disponibilité et leur générosité. Enfin, que les lecteurs de cette page, occasionnels ou réguliers, le soient également. Leur présence quotidienne vaut tous les encouragements.
Le travail n'est pas pour autant terminé. Les pièces du puzzle se mettent en place. Nous venons à peine de décrire les combats que le 36e RI découvre le 12 septembre 1914, qu'il nous faut rejoindre la 1ère compagnie, dans les tranchées de Courcy, pleurant la disparition du capitaine Wiart, ou la 6e, dans les bois de Beaumarais, qui déplore la perte du sergent Aberlard Molle. Et il nous reste à imaginer, dans la mesure du possible, ce que furent les combats du 8 juin 1915 à Neuville-Saint-Vaast…
Un long labeur, souvent difficile à mener parallèlement à mon activité professionnelle. Mais les récompenses sont là, dans les louanges des uns et les remarques des autres, dans la révélation récente de deux témoignages de soldats du régiment, ou la découverte de "figures" exceptionnelles du régiment, telles celle de Pierre Masse, que nous ne manquerons pas de partager avec vous dans les prochains mois. Je vous souhaite une agréable troisième année de lecture. (Photo : la vignette Delandre consacrée au 36e régiment d'infanterie. Voir le site de Stéphane Bone qui les recense.)

18 oct. 2009

Le flâneur du 36e : les collines oubliées de Beaumarais



Photo : la "cote 120" dans les bois de Beaumarais, photographiée en avril 2008.

Hormis trois petits hauteurs localisées le long de la D984, les bois de Beaumarais ne comptent pas de relief. De ces trois points culminants, le mont Hermel, qui atteint 95 m de hauteur, est situé le plus au nord du massif forestier, en surplomb de l'actuel village de Craonne. Plus en arrière, l'on trouve une hauteur dédoublée de 120 m de haut, baptisée "cote 120" par les Français en 1915. Ces sommets furent évidemment organisées en observatoires et armés par le 36e RI dès l'arrivée du régiment dans le bois, en décembre 1914 (voir notamment JMO, à la date du 13 février 1915). Et ces éminences furent logiquement bombardées, parfois quotidiennement, par les Allemands. Aujourd'hui, il ne reste plus aucune trace de ces fortifications. La nature a repris ses droits. A la saison de la chasse, il n'y a plus que les bruits des détonations des fusils qui viennent se perdre sur ces petites collines en étranges échos.

15 oct. 2009

La guerre, à en souper


(Ci-contre : un repas entre officiers et sous-officiers au 36e RI avant guerre. A droite, sous la croix rouge,  le sergent major Girard. Merci de me signaler le nom des soldats si vous les reconnaissez. Photo DR)

Sardines, pommes de terre, boîtes de "singe", chocolat, pain, confiture, vin, soupe froide, riz... A relire les témoignages, l'ordinaire du soldat, même complété par les colis de la famille, fut bien monotone. En témoigne, cette lettre d' Etienne Tanty, du 129e régiment d'infanterie, rédigée dans la plaine de Courcy, en novembre 1915. Dans une description très sarcastique, le jeune garçon raconte un repas pris dans un cantonnement, à proximité des lignes tenues par le 36e RI.

"Lundi 9 novembre (...) Les cuisines sont des foyers, un par escouade, le long d'un mur, entre le mur et un immense tas de fumier. Sur deux pierres chauffent une immense marmite de riz et une de pommes de terre en purée. Chacun s'amène avec sa gamelle et la distribution commence et, avec elle, l'inévitable chamaillerie : hé ! le riz est à l'eau ! – hé ! le riz est au gras – et je ne l'aime pas comme ci et je ne l'aime pas comme ça – et puisque c'est ça j'en veux pas – et c'est toujours les mêmes – et tu nous fais chi... – et viens voir un peu ! – oui j'y viendrai – qu'est–ce que t'attends – et cette gamelle est trop pleine – et celle–ci ne l'est pas assez ! – et ta gueule ! – sale râleur ! espèce de... – répète–le donc ! – oui je le répèterai – eh bien répète–le – tu vas voir ! – tu me fais pas peur, peut–être ! – voulez–vous taire vos gueules, là–bas ! – et patati et patata...
Quand les quatre ou cinq cuillerées de riz et de patates sont enfin distribuées, chacun tire son pain de sa musette et le dîner commence, les uns debout, les autres assis le long du mur, d'autres avec le tas de fumier comme table. Parfois de la politique et stratégie établissent une conversation, où l'on répète avec passion les pires âneries et les plus grosses balourdises des journaux. Les Boches fuient comme des lapins, les Russes sont à Berlin, la guerre va finir dans les huit jours ! Le dîner fini, c'est le tour du jus et les engueulades reprennent : "Et t'es déjà servi ! Et t'es pas servi ? Et t'as pris du rabiot ! Et t'en as pris !" Je vous fais grâce du reste, ce qu'on entend du matin au soir ! (...)"

12 oct. 2009

Les dormeurs du val de Vesle

(1 - Les anciennes tribunes du circuit de Gueux. Photo de Jean-Marc Fondeur, merci à lui. 2 - La D227, qui relie Gueux à Thillois. 3 - Gueux et sa petite "mare", comme le mentionne Fernand Le Bailly dans son récit sur sa bataille de la Marne.)

Passé le village de Gueux, la vallée de la Vesle s'ouvre, coupée par l'autoroute reliant Soissons. C'est ici que se poursuit notre quête sur les traces du 36e régiment d'infanterie, le long de la D27, où les deux tribunes fantomatiques du circuit automobile de Gueux résonnent encore des vrombissements des Formule 1 des Grands Prix de France, et de la "Flèche d'Argent" pilotée par Fangio le 4 juillet 1954. Ce tracé fut utilisé pour la première fois en 1925 pour le premier Grand Prix de Marne, organisé par l'Automobile Club de Champagne, soit onze ans après le premier coup de canon de la Grande Guerre.
Car le 12 septembre 1914, un autre type de grondement se fait entendre dans ce petit bout de Marne. Dans la nuit, les Allemands, talonnés par les soldats de la 9e brigade, quittent précipitamment le village de Gueux pour se réfugier, quelques kilomètres plus loin, dans des tranchées creusées devant Thillois et sur le mamelon ouest de Champigny. Pendant une après-midi entière plusieurs bataillons du 39e, épaulés par le 74e, vont tenter de reprendre cette plaine.
De 15h30 à 17 heures, les hommes du régiment de Rouen essaient d'avancer sur ce terrain plat qui n'offre pas le moindre abri. "Des feux très violents de mousqueterie, note le JMO du 39e, nous obligent alors à n'avancer que par bonds, en même temps une batterie d'artillerie allemande, établie au NE de Thillois, fait pleuvoir une grêle d'obus sur nos troupes." Certains parviennent jusqu'à 300 m des tranchées allemandes, mais ils ne peuvent s'en rapprocher davantage en raison des pertes. Heureusement l'artillerie, prend part à l'action et, appuyant un mouvement du 74e régiment d'infanterie, permet aux fantassins de tourner les tranchées et de prendre le village. "Il leur faut 9 heures pour faire 1 500 mètres", poursuit l'historique du 39e. Au soir, le paysage du champ de bataille est terrible. "Quelle nuit noire ! La pluie ruisselle sur nos sacs, traverse les capotes. On avance. On marche sur les morts, sur les blessés ; des cris, des gémissements, des plaintes des mourants qu'on piétine. On peut y voir, on avance. Quand cessera donc cette pluie accablante ? On ne voit rien. On se devine. On s'espère. On avance. On finira bien par les mâter, les barbares."
Le 36e ne participe pas aux combats devant Thillois. Le régiment de Caen rejoint le village de Gueux, dans la nuit du 12 au 13, "vers 1 h du matin, note Fernand Le Bailly dans son carnet. Nous prenons d’assaut maisons et granges. Nous nous couchons sur les tables, dans les armoires, dans les cheminées, d’autres à coup de crosse enfoncent portes et fenêtres : c’est la faim qui les y pousse, et j’ai vu plusieurs de mes camarades, dans ce moment de folie, en arriver aux coups pour un morceau de pain, un bidon d’eau. Le lendemain à 4 h (le 13 septembre 1914, NDR), Apère et moi, après avoir passé une bonne nuit dans le foin, encore trempé comme des canards allions au ravitaillement, enfin arrivé. Nous dévorâmes pain et café ; à cinq heures, tout le régiment recommençait la poursuite, solide, gai, plus ardent que jamais !
Quand on quitte ce village, en passant près de l’église, on traverse une place sur laquelle se trouve un petit lac (à moins que ne soit une mare). Contournons cette mare, tournons à gauche et nous arrivons sur la route de Thillois, si mes souvenirs sont exacts… Or, sur cette route, tout en marchant, voici le tableau qui s’offrit à nos yeux : blessés et morts allemands par centaines, mitrailleuses allemandes déchiquetées, une pièce allemande et ses caissons sans dessus-dessous, des sacs, des équipements « Boches » de tous côtés. Et comme cela sur près de 2 km. Quelle hécatombe là encore… Puis, hélas, la contrepartie. Les nôtres gisaient ainsi par centaines dans les champs, couchés, fauchés par les mitrailleuses automobiles allemandes. Détail poignant : nos braves étaient encore déployés en tirailleurs, leur chef en avant et j’ai encore dans l’œil, un des nôtres, mort, assis près d’une meule, tenant dans sa main une « boule de pain » . Partout, sur cette route comme sur les autres déjà parcourues, les bornes kilométriques avaient été arrachées ou peintes à la chaux par les Allemands. La raison : pour cacher à leurs soldats la vérité. Les officiers allemands ne cessaient de répéter à leurs hommes qu’ils marchaient sur Paris, alors qu’ils fuyaient vers le nord."(Pour lire la suite des témoignages de Champin et Le Bailly, c'est ici)

1 oct. 2009

Le jeu de la mort et du hasard

La tombe du sergent Molle,
photographiée par Louis Ducamp en 1915
"Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille/Qu’un obus a coupé par le travers en deux./Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre."
("La guerre et ce qui s'ensuivit", Le Roman Inachevé, Louis Aragon, éd. Gallimard, 1956.)

Des vingt-quatre semaines passées à Beaumarais, le mois de mars 1915 fut sans doute le plus cruel pour les "lignards" du 36e régiment d'infanterie. Outre le froid, l'humidité, le manque de confort et d'équipement, six hommes connaissent une fin absurde lors des bombardements épisodiques qui s'abattent sans discontinuer au gré des tranchées et des zones de cantonnement.
Le 11 mars, à 17 h 05, un obus atteint de plein fouet le créneau d'un l'abri installé en arrière du mont Hermel, ensevelissant quatre hommes de la 9e compagnie sous les décombres. Ceux-ci sont délivrés au terme de dix minutes de déblaiement, mais le Parisien Marcel Roland et l'Icaunois Pierre Rossignol, après une réanimation, ne peuvent être ramenés à la vie. Albert Beaufils, charpentier à Saint-Fromond, dans la Manche, très grièvement blessé aux reins par un éclat d'obus, meurt une demi-heure plus tard. Une semaine après cet événement tragique, deux soldats d'une compagnie de mitrailleuses, Hippolyte Jeanne et Adolphe Palfray, succombent dans les mêmes circonstances à la lisière nord du bois. Leur cahute, surélevée en raison du sol détrempé, est éventrée par un obus tiré par une batterie allemande située au sud-est de Corbény. Les corps sans vie des deux garçons, 23 et 25 ans, sont sortis des débris.
A l'arrière, en réserve, les hommes ne sont pas plus protégés qu'en première ligne, et la faucheuse s'invite parfois sans crier gare. Le 28 mars, alors que le deuxième bataillon est en réserve depuis quatre jours dans le petit village de Chaudardes, perché sur les bords de l'Aisne, elle s'invite à la table du sergent Aberlard Molle. Ce jour-là raconte le JMO, six obus tombent sur la localité. "Le 3e obus atteignit la maison où mangeaient les sous-officiers de la 6e compagnie et blessa mortellement le sergent Molle et légèrement deux autre sous-officiers – les derniers à descendre dans la cave. Molle est mort quelques instants après." Dans la compagnie, l'émotion est grande. Un seul soldat de cette formation a été tué jusqu'à présent depuis l'arrivée dans le secteur : un chauffeur parisien, Gabriel Lemaire, mort "par balle" le 8 janvier.
Les hommes deviennent fatalistes : la mort moissonne au hasard… Que faire pour ceux qui sont marqués par la mort ? Peuvent-ils seulement y échapper ? Gabriel Chevallier analysera longuement dans son roman La Peur ce désespoir en évoquant "cette sorte de fatalisme (...), dans cette guerre sans fantaisie, sans changements, sans paysages nouveaux, cette guerre de factionnaires et de terrassiers, cette guerre de souffrances obscures dans la crasse, la guerre sans limites ni répit, où l'on n'agit pas, où l'on ne se défend même pas, où l'on attend l'obus aveugle."