Pourquoi ce blog et comment le lire ?

Cette page, qui n'a pas la prétention d'être exhaustive, est un hommage rendu aux hommes du 36e régiment d'infanterie que mon arrière-grand-père, Fernand Le Bailly, a côtoyés, parfois photographiés pendant la Première Guerre mondiale. Elle souhaite conserver et transmettre leur souvenir. Elle est conçue à partir de témoignages, d'écrits et d'archives personnels qui m'ont été envoyés, en partie par des descendants de soldats du 36e. Elle est aussi un prétexte pour aller à la rencontre d'"invités" – historiens, passionnés de la Grande Guerre, élus, écrivains... – qui nous font redécouvrir aujourd'hui ce titanesque conflit. Elle est enfin un argument pour découvrir tous les prolongements de ce gigantesque conflit dans le monde d'aujourd'hui.
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5 mars 2009

Hugo dans la morne plaine

Située à l'extrême gauche du dispositif d'attaque (au niveau de l'actuelle Rue derrière les haies), le 5 juin 1915 à Neuville-Saint-Vaast, la 6e compagnie du 36e régiment d'infanterie se lance derrière la 4e, décimée par les mitrailleuses allemandes. La formation compte dans ses rangs le futur artiste et décorateur de théâtre Jean Hugo, arrière petit-fils de Victor Hugo, qui relatera, vers la fin de sa vie, le récit de cette journée et sa blessure, ainsi que la mort de Joseph Lerévérend. Extrait (Dessin : autoportait de Jean Hugo.)

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"Je mangeai la portion qu'on m'apporta, en y ajoutant des rillettes et du miel, et je m'endormis. A midi, on me remit des lettres, je cassai la croûte et je repris mon somme. Un violent bombardement me réveilla à cinq heures : une mitrailleuse fut enterrée ; feux frères jumeaux eurent les deux jambes coupées par le même obus ; l'infirmier devint sourd.
Je veillai toute la nuit et ne me couchai qu'à l'aube. A onze heures, Demur, un des sergents, entra à quatre pattes, car on ne pouvait atteindre mon abri qu'en rampant, et me réveilla en disant :
- Nous attaquons.
Le soleil brillait et le ciel était pur. On nous fit traverser un chemin creux et on nous aligna dans un boyau peu profond qui serpentait entre les pommiers sans feuilles d'un verger. Les soldats se lamentaient :
- C'est-il pas malheureux de faire massacrer les bonhommes comme ça !
Des objets passaient de mains en main : des lettres, des grenades, un vieux fromage presque liquide (d'où venait-il, jusqu'où est-il allé le long des tranchées de première ligne ?). Les canons français tiraient un peu court ; parfois un obus tombait dans le verger. Nous regardions voler les torpilles ; elles s'arrêtaient en l'air, indécises, comme des éperviers, puis piquaient du nez, et tout tremblait.
Le lieutenant, qui fumait sa pipe très vite, me dit :
- Nous allons nous porter en renfort de la quatrième, qui est devant nous. On va sortir un par un. Je crois que c'est par là.
Il me montra une sape amorcée de quelques pas de longueur qui se perdait dans un champ, serra son sabre sous son bras et partit sans dire un mot de plus. Je le suivis avec le Révérend. Il faisait bon courir librement hors de l'étroite tranchée. Cependant les balles sifflaient. Le Révérend courait plus vite que moi ; soudain il tomba. En le dépassant, je lui demandai s'il était touché. Il me répondit :
- Je suis mort.
Le tir de la mitrailleuse était de plus en plus serré.
- Si je m'arrête, me disais-je, je ne pourrai plus repartir.
Il y avait encore une trentaine de mètres à faire, peut-être. Je sautais par-dessus les trous d'obus, par-dessus les cadavres. Je n'espérais pas trop arriver jusqu'au bout. Le lieutenant Evrard, qui courait devant moi, était déjà tombé.
Un coup sourd à la main et à la poitrine m'arrêta et me jeta à terre. Je rampai jusqu'à un trou où je me recroquevillai. Ma main gauche était enflée et sanglante ; j'avais un petit trou dans la poitrine. Peut-être allais-je mourir lentement. J'avais soif. Avec ma main droite et mes dents je bandai ma main gauche.
Les Allemands n'étaient pas loin ; ils tiraient dans la musette que j'avais placée au-dessus de ma tête. Je me faisais le plus petit possible. Autour de moi, personne ne bougeait. Je voyais plusieurs corps immobiles, étendus, sac au dos. L'un d'eux avait la tête vidée, poudrée de noir et semblable à certains champignons. Le Révérend appelait ses compagnons :
- A boire, à boire, pitié, camarades ! C'est Révérend qu'est mort ! Ingrats, c'est Révérend, camarades, c'est Révérend qu'est mort !
Je décidai de sortir de mon trou pour lui porter à boire. Mais les mitrailleuses ennemies tiraient de plus en plus. Je rampai jusqu'à un large entonnoir où Demur était tapi avec quelques hommes.
Je m'assis là un instant ; puis je regagnai à quatre pattes la tranchée de départ. Elle était encore pleine d'hommes à genoux qui, après nous avoir vus tomber, hésitaient à aller de l'avant. Dans le verger où j'étais revenu, je me sentais à l'abri, avec ma main bandée, hors de combat, un peu comme un acteur rentré en coulisse après avoir dit son rôle.
Derrière un mur croulant, une section de la 4e compagnie était postée. Le sergent me héla. C'était Gaudray, avec qui j'avais parlé peinture à Caen. Il m'indiqua le poste de secours, non loin, dans la cave d'une maison en ruines."
(Jean Hugo, Le Regard de la Mémoire, Actes Sud, 1993, Illustration DR)

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